La citoyenneté, c’est le brol : un système complexe en perspective

Un regard critique sur l’histoire, les absurdités administratives et les enjeux politiques de l’appartenance civique.

Depuis la cité grecque jusqu’à l’État‑plateforme estonien, la citoyenneté s’est transformée en un labyrinthe de règles et de procédures. Cet article retrace les grandes étapes de cette construction, pointe les absurdités contemporaines et compare l’expérience citoyenne dans quatre pays.

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1. Évolution historique de la citoyenneté et bureaucratisation progressive

La notion de citoyenneté a profondément évolué depuis l’Antiquité. Dans les cités grecques ou romaines, elle était un privilège réservé à une minorité (femmes, esclaves, étrangers exclus) et impliquait droits politiques mais aussi obligations militaires ou fiscales. Rome étendit plus tard ce titre à l’ensemble de l’Empire avec l’édit de Caracalla (212 apr. J.-C.), faisant glisser la citoyenneté vers un registre d’identification juridique plus que de participation politique.

Après la chute de Rome, le Moyen Âge voit disparaître la citoyenneté au profit du statut de sujet. Il faut attendre les révolutions modernes pour qu’elle redevienne le lien central entre individu et État. La Révolution française (1789) proclame l’égalité des droits, mais le Code civil napoléonien (1804) transforme la nationalité en un statut légal héréditaire (jus sanguinis), marquant le début d’une bureaucratisation rigide.

Au XIXe siècle, la montée de la conscription universelle pousse la France à adopter la loi de 1889 sur le double droit du sol, tandis que l’état civil s’universalise. Les XXe et XXIe siècles ajoutent passeports biométriques, numéros d’identification uniques (registre national belge, SIN canadien) et bases de données interconnectées. La citoyenneté devient un statut administratif universel mais lourd de formalités.

2. Absurdités et complications administratives : le cas de la Belgique

La Belgique illustre la maxime « la citoyenneté, c’est le brol ». Malgré la carte d’identité électronique obligatoire depuis 2002, les citoyens doivent souvent fournir des attestations redondantes (extrait de registre national, composition de ménage, etc.) pour une même démarche. À cela s’ajoutent des délais fréquemment dénoncés : l’Office des Étrangers ou l’échange de permis de conduire peuvent prendre des mois, voire une année complète.

Les personnes précarisées sont les premières victimes de cette complexité : difficultés d’accès aux droits, non-recours, fracture numérique quand les guichets physiques disparaissent. Le mille‑feuille institutionnel (fédéral, régions, communautés, communes) ajoute encore des incohérences : traductions multiples, formulaires distincts, compétences qui se chevauchent — autant d’étapes qui transforment chaque demande en parcours du combattant. Les efforts de simplification (« dites‑le‑nous une fois ») peinent à changer les pratiques ancrées.

3. Citoyenneté, contrôle social et rôle politique de l’État

Derrière la dimension juridique se cache un puissant instrument de contrôle social. En définissant qui est citoyen et quelles obligations en découlent, l’État surveille, oriente et parfois sanctionne. Max Weber voyait déjà dans la bureaucratie la « cage de fer » de l’État moderne. Numéros d’identification, recensements, passeports : autant de dispositifs qui rendent chaque individu traçable.

La politique de la double nationalité illustre cette logique : encouragée ou bannie selon que l’État veut retenir ses émigrés ou assimiler des étrangers. Dans la France des années 1920‑30, la naturalisation massive servait à renforcer la cohésion nationale épuisée par la guerre ; à l’inverse, d’autres pays utilisent la déchéance de nationalité comme sanction symbolique contre des actes jugés gravissimes.

Le contrôle s’étend aujourd’hui à la sphère numérique : cartes d’identité électroniques, fichiers passagers (PNR), caméras et métadonnées créent un suivi permanent. La citoyenneté protège — droits sociaux, diplomatie, sécurité — mais soumet aussi l’individu à une surveillance renforcée.

4. La fluidité de l’expérience citoyenne : comparaison internationale

PaysObligations majeuresServices publics & numérique
Belgique Vote obligatoire ; eID obligatoire dès 15 ans ; signaler son adresse sous 8 jours ; jury populaire. Administration multicouche mais score 82/100 en e‑gov (UE 2024) ; nombreux certificats en ligne via eID, mais persistance de formulaires papier.
France Vote facultatif ; JDC d’une journée ; CNI non obligatoire. Déclaration d’impôts 100 % en ligne ; portail FranceConnect (40 M d’usagers) ; démarches incomplètement dématérialisées.
Estonie Conscription 8‑11 mois (hommes) ; vote Internet (i‑voting) ; eID obligatoire. 99 % des services publics en ligne ; principe « Once Only » ; création de société en 15 min ; e‑residency pour étrangers.
Canada Vote facultatif ; aucune carte nationale ; jury obligatoire si convoqué. Services fédéraux fragmentés (47e ONU EGDI 2024) ; projets d’identité numérique unifiée ; santé gérée par provinces.

L’Estonie apparaît comme la référence d’une expérience citoyenne fluide : presque aucune démarche ne requiert de se déplacer. La Belgique et la France oscillent entre héritage bureaucratique et modernisation numérique, tandis que le Canada cherche encore à unifier ses systèmes éclatés.

Conclusion

En deux millénaires, la citoyenneté est passée d’un privilège politique à un statut administratif universel mais parfois labyrinthique. Les États s’efforcent aujourd’hui de concilier simplification, justice sociale et sécurité — un équilibre délicat qui déterminera si, demain, « le brol » bureaucratique disparaîtra.