Renseignement économique : réformes nécessaires

Analyse des failles actuelles du renseignement économique belge et propositions de réformes pour renforcer nos capacités face aux menaces du XXIe siècle.

Analyse des failles actuelles du renseignement économique belge et propositions de réformes pour renforcer nos capacités face aux menaces du XXIe siècle.

L’affaire récente de l’espionnage présumé d’Umicore par des agents chinois a brutalement rappelé une réalité que la Belgique préférait ignorer : dans la guerre économique moderne, l’information est la première arme, et nos défenses sont obsolètes. Alors que nos concurrents européens modernisent leurs capacités de renseignement économique, la Belgique peine encore à adapter ses structures héritées de la Guerre froide aux défis du XXIe siècle.

La Sûreté de l’État face aux nouveaux défis

Créée en 1944 pour lutter contre les menaces traditionnelles, la Sûreté de l’État (VSSE) se trouve aujourd’hui confrontée à des adversaires d’un genre nouveau. Les espions d’autrefois, facilement identifiables, ont cédé la place à des réseaux hybrides mêlant agents d’influence, cyber-pirates, consultants privés et investisseurs stratégiques.

Le rapport annuel 2024 de la VSSE le reconnaît implicitement : “Les méthodes d’espionnage économique ont évolué plus rapidement que nos capacités d’adaptation.” Cette franchise mérite d’être saluée, mais elle soulève des questions urgentes sur la modernisation nécessaire de notre principal service de renseignement intérieur.

Nos limites structurelles sont multiples. D’abord, un effectif de moins de 800 agents pour couvrir l’ensemble des menaces sécuritaires nationales. À titre de comparaison, le DGSI français dispose de plus de 3 000 agents, l’allemand BfV de près de 4 000. Cette sous-dotation chronique limite mécaniquement notre capacité de surveillance des menaces économiques émergentes.

Ensuite, une expertise technique insuffisante dans les domaines critiques. La cyber-intelligence, l’analyse des flux financiers complexes, la surveillance des transferts technologiques nécessitent des compétences spécialisées que nos services peinent à recruter et à retenir face à la concurrence du secteur privé.

L’urgence de la modernisation technologique

L’espionnage économique moderne se joue désormais dans le cyberespace. Nos adversaires utilisent des techniques d’intrusion sophistiquées pour pénétrer les systèmes informatiques de nos entreprises stratégiques. Face à ces menaces, la VSSE dispose-t-elle des outils techniques appropriés ?

Les révélations récentes sur les capacités cyber de nos services laissent planer le doute. Contrairement à ses homologues néerlandais (AIVD) ou danois (PET), la VSSE ne dispose pas d’une division cyber autonome dotée de moyens techniques comparables aux menaces qu’elle doit contrer. Cette asymétrie nous rend particulièrement vulnérables aux opérations d’espionnage technologique menées par des puissances dotées de moyens considérables.

L’exemple récent des intrusions dans les systèmes de recherche de l’IMEC illustre cette vulnérabilité. Malgré les alertes de nos services, l’entreprise a subi pendant des mois des exfiltrations de données sensibles avant que l’ampleur de la compromission ne soit découverte. Un délai qui témoigne de nos limites techniques autant que de nos carences en matière de coopération public-privé.

La coopération civilo-militaire : un modèle à réinventer

L’une des particularités du renseignement économique moderne réside dans sa transversalité. Les menaces hybrides brouillent les frontières traditionnelles entre sécurité intérieure et extérieure, entre défense nationale et protection économique. Cette réalité impose une coopération renforcée entre la VSSE, le Service général du renseignement et de la sécurité (SGRS) militaire, et les acteurs économiques privés.

Nos structures actuelles, héritées de la séparation stricte entre civil et militaire, peinent à s’adapter à cette nécessité. Le Centre de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM/CUTA), créé après les attentats de 2016, se concentre principalement sur le terrorisme et néglige largement les aspects économiques de la sécurité nationale.

D’autres pays européens ont développé des modèles plus intégrés. Le Centre national d’évaluation des menaces danois coordonne étroitement les analyses civiles et militaires sur les questions économiques stratégiques. L’Allemagne a créé en 2017 un centre interministériel dédié spécifiquement aux menaces hybrides, incluant l’espionnage économique.

La Belgique pourrait s’inspirer de ces expériences pour créer sa propre structure de coordination. Un centre national d’intelligence économique, rattaché au Premier ministre et associant VSSE, SGRS, et représentants des secteurs stratégiques, permettrait de mutualiser les expertises et d’améliorer la réactivité face aux menaces émergentes.

Benchmarking européen : les leçons à tirer

L’analyse comparée des services de renseignement européens révèle des disparités considérables dans l’approche du renseignement économique. Plusieurs modèles méritent notre attention.

Le modèle français se caractérise par une approche offensive assumée. La Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) dispose d’une division économique étoffée qui pratique ouvertement l’intelligence économique au service des entreprises françaises. Cette approche, critiquée par certains partenaires, s’avère redoutablement efficace dans les secteurs stratégiques.

Le modèle allemand privilégie la défense et la protection. Le BfV publie régulièrement des rapports détaillés sur les menaces d’espionnage économique et maintient des liens étroits avec les fédérations industrielles. Son approche pédagogique vise à sensibiliser les entreprises aux risques plutôt qu’à mener des opérations offensives.

Le modèle nordique mise sur l’intégration et la transparence. Les services danois, norvégiens et suédois ont développé des partenariats public-privé exemplaires, associant étroitement les entreprises à la détection des menaces. Leurs rapports publics, détaillés et réguliers, contribuent à élever le niveau de conscience collective.

Vers un modèle belge de renseignement économique

Compte tenu de nos spécificités nationales, quel modèle adopter ? Notre tradition de consensus politique et notre positionnement européen nous rapprochent davantage du modèle nordique que de l’approche française plus agressive. Mais notre vulnérabilité particulière, liée à notre statut de pays hôte des institutions européennes, exige des adaptations spécifiques.

Trois réformes prioritaires s’imposent :

Premièrement, une montée en puissance budgétaire et humaine de nos services. L’objectif d’un effectif de 1 200 agents pour la VSSE, inscrit dans les programmes gouvernementaux depuis 2018, doit être atteint rapidement. Cette augmentation doit s’accompagner d’une spécialisation accrue dans les domaines économiques et technologiques.

Deuxièmement, la création d’une capacité cyber dédiée au renseignement économique. À l’image du Centre for Cyber Security danois, cette structure hybride associerait militaires et civils pour développer nos capacités de détection et d’attribution des cyberattaques économiques.

Troisièmement, l’institutionnalisation du dialogue avec le secteur privé. Un conseil national de sécurité économique, réunissant régulièrement les dirigeants de nos entreprises stratégiques et les responsables sécuritaires, permettrait d’améliorer notre compréhension mutuelle des enjeux et des menaces.

Le défi du recrutement et de la formation

La modernisation de nos capacités de renseignement économique se heurte à un obstacle majeur : la difficulté de recruter et de former les profils adaptés. Les compétences requises – analyse financière, expertise technologique, connaissance des marchés internationaux – sont rares et chèrement disputées par le secteur privé.

Nos services doivent repenser leurs politiques de ressources humaines. L’exemple britannique de rotation entre secteur public et privé, malgré ses risques, offre une piste pour attirer les talents nécessaires. La création de parcours de formation spécialisés, en partenariat avec nos universités et nos grandes écoles de commerce, pourrait également contribuer à constituer un vivier d’experts.

L’enjeu démocratique et l’équilibre des pouvoirs

Cette modernisation nécessaire ne doit pas se faire au détriment du contrôle démocratique. Le renforcement de nos capacités de renseignement économique s’accompagne nécessairement d’un élargissement des prérogatives de nos services. Cette évolution exige une adaptation parallèle des mécanismes de contrôle parlementaire.

La Commission parlementaire de contrôle des services de renseignement doit voir ses moyens renforcés et son expertise approfondie dans les domaines économiques. L’exemple du contrôle parlementaire allemand, particulièrement rigoureux, pourrait inspirer nos réformes institutionnelles.

Conclusion : l’urgence d’agir

Depuis mon poste d’observation privilegié du 1160, au cœur de cette Bruxelles où se mêlent tous les enjeux géopolitiques contemporains, je mesure quotidiennement l’accélération des menaces qui pèsent sur nos intérêts économiques vitaux. Chaque jour de retard dans la modernisation de nos services de renseignement fragilise un peu plus notre souveraineté économique.

La réforme du renseignement économique belge n’est plus une option, c’est une nécessité vitale. Nos adversaires ne nous attendront pas, nos alliés ne nous protégeront pas indéfiniment. Il est temps que la Belgique se donne les moyens de défendre elle-même ses intérêts stratégiques dans la guerre économique du XXIe siècle.

Cette modernisation représente un investissement considérable, mais le coût de l’inaction serait infiniment plus élevé. Dans un monde où l’information économique détermine la prospérité des nations, nous ne pouvons plus nous permettre de rester désarmés.


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