Analyse des atouts stratégiques belges dans la compétition technologique mondiale, de l'industrie des semi-conducteurs aux matériaux critiques et à la recherche de pointe.
Dans la guerre technologique mondiale qui redéfinit les équilibres géopolitiques, la Belgique dispose d’atouts souvent méconnus du grand public, mais scrutés de près par les chancelleries étrangères. Loin de l’image d’un petit pays uniquement spécialisé dans les services et la logistique, notre territoire abrite des champions technologiques devenus indispensables à l’économie numérique mondiale. Une richesse stratégique qui nous place au cœur des tensions sino-américaines.
ASML : le géant néerlandais aux racines belges
Commençons par corriger une méprise fréquente : ASML, le fabricant de machines de lithographie ultraviolette extrême (EUV) qui équipe les plus grands producteurs de puces au monde, n’est certes pas belge. Mais son écosystème industriel est indissociable de notre territoire. Les centres de recherche IMEC à Louvain et les installations de KU Leuven alimentent directement l’innovation d’ASML.
Cette proximité nous place en première ligne des tensions géotechnologiques. Quand Washington interdit à ASML de vendre ses machines EUV les plus avancées à la Chine, les répercussions se font immédiatement sentir dans nos laboratoires de recherche. Nos ingénieurs belges, formés à Louvain ou à l’ULB, alimentent les équipes d’ASML et maîtrisent des technologies désormais classifiées “sensibles” par les États-Unis.
Cette situation illustre parfaitement notre dilemme stratégique : nous possédons une expertise technologique de pointe, mais nous ne contrôlons ni les décisions politiques ni les marchés finaux. Nos talents partent enrichir l’écosystème néerlandais, tandis que nous subissons les conséquences géopolitiques de ces technologies.
Umicore : l’or noir du XXIe siècle
Plus directement belge, Umicore représente l’un de nos atouts les plus stratégiques dans la transition énergétique mondiale. Cette société centenaire, née de l’Union minière du Haut Katanga, s’est métamorphosée en champion mondial des matériaux pour batteries et du recyclage des métaux précieux.
Dans un monde où les terres rares et le lithium deviennent les nouveaux pétrole, Umicore maîtrise des technologies de raffinage et de recyclage uniques au monde. Ses usines de Hoboken traitent les métaux précieux récupérés dans les déchets électroniques mondiaux, transformant nos déchets en ressources stratégiques.
L’enjeu géopolitique est considérable : alors que la Chine contrôle 90% de la production mondiale de terres rares, les technologies d’Umicore offrent une alternative partielle par le recyclage. Nos savoir-faire en matière de “mine urbaine” intéressent autant Washington que Pékin, qui multiplient les tentatives d’approche pour sécuriser leurs approvisionnements.
Le rachat raté d’Umicore par le chinois Tianqi Lithium en 2018 illustre ces enjeux. Face aux pressions géopolitiques, la société a préféré développer des partenariats avec des acteurs européens et nord-américains, mais à quel prix stratégique pour notre souveraineté technologique ?
Solvay : la chimie au service de l’indépendance européenne
Solvay incarne la résilience industrielle belge. Cette multinationale chimique, fondée en 1863, a su se réinventer pour devenir un acteur clé des matériaux avancés indispensables aux technologies de pointe. Ses polymères haute performance équipent l’industrie aéronautique, ses matériaux composites renforcent les éoliennes, ses solutions chimiques alimentent l’industrie des semi-conducteurs.
L’acquisition récente par Solvay de technologies américaines de production de fluorure de lithium illustre notre stratégie de remontée de chaînes de valeur critiques. Face aux restrictions chinoises sur l’exportation de lithium raffiné, Solvay développe des capacités européennes alternatives, positionnant l’Europe dans la course aux batteries du futur.
Mais cette montée en puissance s’accompagne de vulnérabilités nouvelles. Les sites de production de Solvay font désormais l’objet d’une surveillance accrue des services de renseignement étrangers. L’espionnage industriel, autrefois marginal dans le secteur chimique traditionnel, devient une réalité quotidienne pour nos ingénieurs et chercheurs.
La bataille silencieuse des matières premières critiques
Au-delà de nos champions industriels, la Belgique développe discrètement une expertise unique dans la sécurisation des approvisionnements en matières premières critiques. L’initiative européenne des “Critical Raw Materials” pilotée depuis Bruxelles s’appuie largement sur l’expertise belge développée depuis l’époque coloniale.
Nos géologues, formés dans les universités de Liège et de Louvain, cartographient les nouveaux eldorados miniers africains. Nos diplomates économiques négocient des accords d’approvisionnement stratégiques avec le Congo, le Rwanda, la Zambie. Cette expertise, héritée de notre passé colonial, devient un atout géopolitique majeur dans la compétition sino-occidentale pour l’accès aux ressources.
Mais cette stratégie n’est pas sans risques. Notre dépendance historique au cobalt congolais nous expose aux soubresauts politiques de la région des Grands Lacs. L’instabilité récurrente du Kivu menace directement nos chaînes d’approvisionnement, illustrant la fragilité de notre modèle économique post-colonial.
Nos universités dans la course mondiale à l’innovation
L’atout secret de la Belgique réside dans l’excellence de sa recherche fondamentale. L’IMEC de Louvain figure parmi les cinq centres de recherche en microélectronique les plus avancés au monde. Ses puces neuromorphiques inspirées du fonctionnement du cerveau humain préfigurent l’informatique de demain.
L’Université de Gand développe des technologies révolutionnaires en photonique intégrée, essentielles pour les futurs réseaux de télécommunications quantiques. L’UCLouvain pionnier dans les matériaux bidimensionnels au-delà du graphène, ouvre la voie aux composants électroniques de après-demain.
Cette excellence académique attire toutes les convoitises. Les programmes de financement chinois “Belt and Road” ciblent nos laboratoires universitaires. Les géants américains de la technologie multiplient les partenariats de recherche avec nos universités. Entre soft power et hard power, nos chercheurs naviguent dans un environnement géopolitique de plus en plus tendu.
Les défis de la souveraineté technologique
Face à ces enjeux, la Belgique se trouve dans une position inconfortable. Nos champions technologiques évoluent sur des marchés globalisés où les considérations géopolitiques priment désormais sur la logique purement économique. Comment préserver notre indépendance technologique tout en maintenant notre compétitivité ?
La réponse passe probablement par une stratégie d’alliances sélectives. L’initiative européenne des “Technologies critiques” offre un cadre pour mutualiser les risques tout en préservant nos spécialisations nationales. Nos entreprises peuvent ainsi accéder aux marchés mondiaux tout en bénéficiant de la protection du bouclier européen.
Mais cette stratégie implique aussi des choix douloureux. L’autonomie technologique européenne exige parfois de renoncer à des partenariats lucratifs avec des acteurs extra-européens. Le coût de la souveraineté peut-il être supporté par nos entreprises sans compromettre leur compétitivité ?
L’urgence d’une stratégie nationale
Depuis ma fenêtre d’Auderghem, je mesure quotidiennement l’accélération de cette bataille technologique mondiale. Les décisions prises dans les conseils d’administration d’Umicore ou de Solvay dessinent l’avenir géopolitique de notre pays autant que les négociations diplomatiques traditionnelles.
Il est temps que la Belgique développe une véritable stratégie nationale de souveraineté technologique. Nos atouts existent, nos talents sont reconnus mondialement, nos entreprises innovent. Mais cette richesse doit être coordonnée, protégée et orientée vers nos intérêts stratégiques de long terme.
Dans un monde où la technologie redéfinit la puissance, la Belgique ne peut plus se contenter d’être un terrain de jeu pour les ambitions étrangères. Nos champions méritent mieux qu’une stratégie de l’improvisation.
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