Économie De L’attention, Propagande Par Le Fait Et Télévision D’Ardisson : Comprendre Une Même Logique Du Choc

Du fait spectaculaire au buzz télévisuel : comment l’attention devient la monnaie centrale

TL;DR
L’économie de l’attention fait de notre disponibilité cognitive une ressource rare. La « propagande par le fait » (attentats spectaculaires fin XIXe–début XXe) a compris très tôt que des actes rares et choquants captent et reconfigurent l’agenda médiatique. La télévision d’Ardisson (interviews mises en scène, goût du « buzz », du clash et du « moment ») joue une version éditorialisée et commercialement cadrée de la même dynamique : produire de la saillance, fabriquer l’événement, convertir l’attention en valeur (audience, capital symbolique, revenus). Différence clé : cadre légal et responsabilité éditoriale vs. violence politique. Similitudes : scénarisation de la transgression, « événementialisation » et captation du temps de cerveau.

1) Hypothèse : une même grammaire de la saillance

  • Rareté & choc : lorsqu’une ressource (attention) est limitée, la rupture (ce qui détonne) devient un outil de captation puissant.
  • Événementialisation : faire d’un acte (ou d’une séquence TV) un événement qui s’auto‑commente et se propage.
  • Boucle média‑public : production → sélection éditoriale → circulation sociale → rétroaction sur l’agenda.

Fil directeur : du coup d’éclat politique (propagande par le fait) au coup éditorial (séquence TV devenue « moment ») en passant par le coup algorithmique (clips courts, extraits viraux), le choc est une technologie d’attention.

2) Économie de l’attention : conditions et méthodes

  • Rareté : l’attention humaine est limitée ; plateformes et médias se la disputent.
  • Incitations : modèle publicitaire → rémunère l’audience (quantité + intensité + segmentation).
  • Techniques : promesse de révélation, conflit, narration feuilletonnante, cliffhangers, montages « meilleur moment », snack content.
  • Effets : polarisation des formats vers ce qui signale fort (outrance, émotions négatives, transgression contrôlée).

3) Propagande par le fait : le message par l’acte

  • Principe : faire un acte spectaculaire pour forcer l’attention publique et imposer une interprétation politique.
  • Mécanique : rareté + violence + symbolique → pic d’attention → cadrage (par partisans/adversaires) → durcissement policier, débats, mythologies.
  • Leçon médiologique : l’acte performe son propre média — pas besoin de tract si l’événement devient « inévitablement commenté ».
  • Limites/échecs : court‑termisme, contre‑cadrage, usure morale, récupération policière.
  • Point crucial pour notre comparaison : l’intuition « attentionnelle » est exacte mais l’éthique, la légalité et l’efficacité sociale sont radicalement différentes de la sphère médiatique professionnelle.

4) Thierry Ardisson : la transgression éditorialisée

  • Dispositif : télévision de plateau, l’homme en noir, décor reconnaissable, casting méticuleux, punchlines, rubriques récurrentes.
  • Fabrication du moment :
    • Scénographie : cadrage, montage, musique, rituel de l’interview.
    • Transgression contrôlée : sujets tabous, confrontations, dévoilements.
    • Industrialisation du « buzz » : extraits rejouables, best‑of, circulation inter‑plateformes.
  • Économie : convertir l’attention en audience, puissance de marque et monétisation (vente d’émissions, catalogue d’archives, formats).
  • Responsabilité : contrairement à la violence politique, la transgression télé est encadrée (déontologie, régulation, droit, éditing) ; elle produit de l’émotion et du débat sans sortir du cadre légal.
Ce que la TV hérite (indirectement) de la logique du « fait »
  • Rareté & signal fort : un moment télé rare vaut mille chroniques.
  • Iconisation : une séquence devient référence, citée, rejouée, mémifiée.
  • Agenda‑setting : la TV crée le sujet du lendemain sur radio/presse/réseaux.

5) Même logique, trois régimes

CritèrePropagande par le faitTV d’ArdissonPlateformes & algorithmes
But immédiatChoc politiqueChoc éditorialRétention & partage
MoyenActe spectaculaire (illégal/violent)Mise en scène + montageRecommandation + shorts
CadreHors‑la‑loiRèglementéToS + droit souple
TemporalitéPic bref, historiséPrime time + replayFlux continu
MesureRépercussion politiqueAudience/part de marchéVues, watch time
ÉthiqueIllégitime/dangereuseDébat sur la limiteHygiène attentionnelle

6) Pourquoi ça marche ? (micro‑mécanique attentionnelle)

  1. Saillance : ce qui surprend rompt le bruit de fond.
  2. Affect : colère, rire, malaise → mémorisation.
  3. Narration : un « avant/après » facile à raconter.
  4. Réseaux : la séquence devient unité partageable.
  5. Rareté perçue : « tu l’as vu ou pas ? » → capital social.

7) Enjeux normatifs : lignes rouges et responsabilité

  • Médias : viser l’intérêt public plutôt que le simple intérêt du public.
  • Plateformes : limiter la gamification de l’indignation.
  • Public : hygiène attentionnelle (sélectivité, slow media).
  • Créateurs : transgression argumentée et non gratuite (penser en amont et après‑coup).
Important
Comparer une stratégie terroriste historique et une esthétique télé n’implique ni équivalence morale, ni amalgame. La comparaison porte sur la mécanique attentionnelle, pas sur la légitimité des moyens.

8) Boîte à outils (lecteur·rice, éditeur·rice, créateur·rice)

  • Checklist de cadrage : Qui gagne quoi de l’attention créée ? Quel intérêt public ? Quel contre‑champ manquant ?
  • Antidotes narratifs : ralentir, contextualiser, documenter les effets réels (pas seulement la séquence).
  • Design attentionnel : formats courts pour ouvrir → formats longs pour comprendre.
  • Archivage : l’« événement » n’existe que par ses traces ; métadonnées, liens, timestamps.

9) Études de cas (pistes)

  • Séquence TV devenue « moment » : analyser casting, question, cut, replay.
  • Buzz sans substance vs révélation d’intérêt public : différencier les coûts/effets.
  • Quand l’attention se retourne : backfire, boycott, judiciarisation.

10) Conclusion : du coup d’éclat au coup éditorial

Même logique d’arbitrage sur une ressource rare : l’attention. La propagande par le fait démontre la puissance — et les dangers — du choc. La télévision d’Ardisson montre comment industrialiser la transgression sans franchir l’illégalité, en la rendant monnayable et réutilisable. À l’ère des plateformes, l’enjeu est d’inventer des formats responsables qui captent sans capturer, qui choquent pour comprendre et non à la place de comprendre.


Pour aller plus loin (bibliographie d’orientation)
  • Herbert Simon, « Designing organizations for an information‑rich world » (1971) ; Yves Citton, L’économie de l’attention (2014).
  • Tim Wu, The Attention Merchants (2016) ; Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism (2019).
  • McCombs & Shaw, « The Agenda‑Setting Function of Mass Media » (1972) ; Dayan & Katz, La télévision cérémonielle (1992).
  • Sur la « propagande par le fait » : travaux historiques sur l’anarchisme fin XIXe–début XXe (Bakounine, Malatesta, Kropotkine, Ravachol, etc.).
  • Études sur l’interview télévisée et la mise en scène des talk‑shows en France.


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