Économie De L’attention, Propagande Par Le Fait Et Télévision D’Ardisson : Comprendre Une Même Logique Du Choc
Du fait spectaculaire au buzz télévisuel : comment l’attention devient la monnaie centrale

1) Hypothèse : une même grammaire de la saillance
- Rareté & choc : lorsqu’une ressource (attention) est limitée, la rupture (ce qui détonne) devient un outil de captation puissant.
- Événementialisation : faire d’un acte (ou d’une séquence TV) un événement qui s’auto‑commente et se propage.
- Boucle média‑public : production → sélection éditoriale → circulation sociale → rétroaction sur l’agenda.
Fil directeur : du coup d’éclat politique (propagande par le fait) au coup éditorial (séquence TV devenue « moment ») en passant par le coup algorithmique (clips courts, extraits viraux), le choc est une technologie d’attention.
2) Économie de l’attention : conditions et méthodes
- Rareté : l’attention humaine est limitée ; plateformes et médias se la disputent.
- Incitations : modèle publicitaire → rémunère l’audience (quantité + intensité + segmentation).
- Techniques : promesse de révélation, conflit, narration feuilletonnante, cliffhangers, montages « meilleur moment », snack content.
- Effets : polarisation des formats vers ce qui signale fort (outrance, émotions négatives, transgression contrôlée).
3) Propagande par le fait : le message par l’acte
- Principe : faire un acte spectaculaire pour forcer l’attention publique et imposer une interprétation politique.
- Mécanique : rareté + violence + symbolique → pic d’attention → cadrage (par partisans/adversaires) → durcissement policier, débats, mythologies.
- Leçon médiologique : l’acte performe son propre média — pas besoin de tract si l’événement devient « inévitablement commenté ».
- Limites/échecs : court‑termisme, contre‑cadrage, usure morale, récupération policière.
- Point crucial pour notre comparaison : l’intuition « attentionnelle » est exacte mais l’éthique, la légalité et l’efficacité sociale sont radicalement différentes de la sphère médiatique professionnelle.
4) Thierry Ardisson : la transgression éditorialisée
- Dispositif : télévision de plateau, l’homme en noir, décor reconnaissable, casting méticuleux, punchlines, rubriques récurrentes.
- Fabrication du moment :
- Scénographie : cadrage, montage, musique, rituel de l’interview.
- Transgression contrôlée : sujets tabous, confrontations, dévoilements.
- Industrialisation du « buzz » : extraits rejouables, best‑of, circulation inter‑plateformes.
- Économie : convertir l’attention en audience, puissance de marque et monétisation (vente d’émissions, catalogue d’archives, formats).
- Responsabilité : contrairement à la violence politique, la transgression télé est encadrée (déontologie, régulation, droit, éditing) ; elle produit de l’émotion et du débat sans sortir du cadre légal.
- Rareté & signal fort : un moment télé rare vaut mille chroniques.
- Iconisation : une séquence devient référence, citée, rejouée, mémifiée.
- Agenda‑setting : la TV crée le sujet du lendemain sur radio/presse/réseaux.
5) Même logique, trois régimes
| Critère | Propagande par le fait | TV d’Ardisson | Plateformes & algorithmes |
|---|---|---|---|
| But immédiat | Choc politique | Choc éditorial | Rétention & partage |
| Moyen | Acte spectaculaire (illégal/violent) | Mise en scène + montage | Recommandation + shorts |
| Cadre | Hors‑la‑loi | Règlementé | ToS + droit souple |
| Temporalité | Pic bref, historisé | Prime time + replay | Flux continu |
| Mesure | Répercussion politique | Audience/part de marché | Vues, watch time |
| Éthique | Illégitime/dangereuse | Débat sur la limite | Hygiène attentionnelle |
6) Pourquoi ça marche ? (micro‑mécanique attentionnelle)
- Saillance : ce qui surprend rompt le bruit de fond.
- Affect : colère, rire, malaise → mémorisation.
- Narration : un « avant/après » facile à raconter.
- Réseaux : la séquence devient unité partageable.
- Rareté perçue : « tu l’as vu ou pas ? » → capital social.
7) Enjeux normatifs : lignes rouges et responsabilité
- Médias : viser l’intérêt public plutôt que le simple intérêt du public.
- Plateformes : limiter la gamification de l’indignation.
- Public : hygiène attentionnelle (sélectivité, slow media).
- Créateurs : transgression argumentée et non gratuite (penser en amont et après‑coup).
8) Boîte à outils (lecteur·rice, éditeur·rice, créateur·rice)
- Checklist de cadrage : Qui gagne quoi de l’attention créée ? Quel intérêt public ? Quel contre‑champ manquant ?
- Antidotes narratifs : ralentir, contextualiser, documenter les effets réels (pas seulement la séquence).
- Design attentionnel : formats courts pour ouvrir → formats longs pour comprendre.
- Archivage : l’« événement » n’existe que par ses traces ; métadonnées, liens, timestamps.
9) Études de cas (pistes)
- Séquence TV devenue « moment » : analyser casting, question, cut, replay.
- Buzz sans substance vs révélation d’intérêt public : différencier les coûts/effets.
- Quand l’attention se retourne : backfire, boycott, judiciarisation.
10) Conclusion : du coup d’éclat au coup éditorial
Même logique d’arbitrage sur une ressource rare : l’attention. La propagande par le fait démontre la puissance — et les dangers — du choc. La télévision d’Ardisson montre comment industrialiser la transgression sans franchir l’illégalité, en la rendant monnayable et réutilisable. À l’ère des plateformes, l’enjeu est d’inventer des formats responsables qui captent sans capturer, qui choquent pour comprendre et non à la place de comprendre.
- Herbert Simon, « Designing organizations for an information‑rich world » (1971) ; Yves Citton, L’économie de l’attention (2014).
- Tim Wu, The Attention Merchants (2016) ; Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism (2019).
- McCombs & Shaw, « The Agenda‑Setting Function of Mass Media » (1972) ; Dayan & Katz, La télévision cérémonielle (1992).
- Sur la « propagande par le fait » : travaux historiques sur l’anarchisme fin XIXe–début XXe (Bakounine, Malatesta, Kropotkine, Ravachol, etc.).
- Études sur l’interview télévisée et la mise en scène des talk‑shows en France.