Rapport sur les dérives dystopiques mondiales actuelles

La société moderne voit émerger des tendances qui évoquent des scénarios dystopiques autrefois cantonnés à la fiction.

Des œuvres comme 1984 de George Orwell ou Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley imaginaient des mondes soumis à la surveillance totale, à la manipulation des esprits ou à la suppression des libertés.

Aujourd’hui, plusieurs dérives dystopiques avérées ou potentielles se manifestent à l’échelle mondiale.

Ce rapport propose une analyse approfondie de ces dérives, structurée en grands thèmes :



Chaque section offrira un contexte historique synthétique pour comprendre les dynamiques actuelles, mettra l’accent sur les événements récents (surtout depuis 2020), et s’appuiera sur des exemples concrets provenant de différents pays.

Les informations sont documentées par des sources fiables (en anglais pour beaucoup, avec traductions en français), afin d’étayer chaque constat.

Enfin, une synthèse globale viendra dégager les tendances communes de ces évolutions inquiétantes.

Surveillance de masse : vers la société du « Big Brother » ?

Contexte historique : La surveillance d’État n’est pas nouvelle – des régimes totalitaires du XXème siècle aux programmes de renseignement pendant la guerre froide, les gouvernements ont longtemps cherché à épier leurs populations.

Cependant, les progrès technologiques des dernières décennies ont fait passer la surveillance dans une nouvelle ère, rapprochant la réalité de la dystopie imaginée par Orwell.

Caméras omniprésentes, interception massive de communications (révélée notamment par Edward Snowden en 2013), puis explosion du numérique et de l’intelligence artificielle (IA) ont fourni aux États (et à certaines entreprises) des outils sans précédent pour surveiller en permanence les citoyens.

Tendances récentes (depuis 2020) : Au cours des dernières années, la surveillance de masse s’est intensifiée et sophistiquée à l’échelle mondiale.

Les systèmes de vidéosurveillance assistés par IA, la reconnaissance faciale, l’analyse des données mobiles et autres dispositifs se diffusent bien au-delà des régimes autoritaires traditionnels.

« Les outils de surveillance par IA sous diverses formes se répandent globalement, de la reconnaissance faciale (...) au policing prédictif (...). Malgré des restrictions légales variables, des États autoritaires comme démocratiques les emploient de plus en plus pour suivre, épier, anticiper et même noter le comportement de leurs citoyens »
[1].

En 2019, un rapport du Carnegie Endowment recensait au moins 75 pays utilisant activement des technologies de surveillance par intelligence artificielle (caméras « intelligentes », reconnaissance faciale, surveillance policière automatisée, etc.)
[2][3].

Cette prolifération touche toutes les régions du monde, des autocraties aux démocraties avancées.

Par exemple, de nombreux pays d’Europe déploient des systèmes de caméras dites « safe city » ou des contrôles frontaliers automatisés utilisant la reconnaissance faciale, tandis qu’en Asie et au Moyen-Orient des gouvernements autoritaires investissent massivement dans ces outils pour renforcer le contrôle social
[4][5].

La Chine joue un rôle majeur dans cette expansion : les technologies de surveillance liées à des fournisseurs chinois sont présentes dans au moins 63 pays, Huawei à lui seul ayant équipé 50 pays en systèmes de surveillance sophistiqués
[5].

En parallèle, des entreprises occidentales (États-Unis, France, Allemagne, etc.) contribuent elles aussi à exporter ces technologies
[5].

Cette internationalisation s’accompagne d’une densification sans précédent du maillage de caméras et capteurs.

Pour illustration, en 2019 on estimait à 770 millions le nombre de caméras de surveillance dans le monde, dont environ 416 millions en Chine (soit plus de la moitié du total mondial).

La tendance suggérait qu’à fin 2021, ce parc mondial atteindrait un milliard de caméras, la Chine à elle seule en concentrant 540 millions
[6].

Pékin a déployé un réseau tentaculaire de vidéosurveillance (« Skynet ») présenté comme le plus vaste au monde, combinant caméras haute définition, reconnaissance faciale et analyse big data
[7].

Huit des dix villes les plus surveillées de la planète se trouvent en Chine, certaines disposant de plusieurs milliers de caméras par kilomètre carré
[8].

Officiellement justifiés par la lutte contre la criminalité ou – plus récemment – par la gestion de crises sanitaires, ces dispositifs suscitent l’inquiétude quant à leur usage politique.

La pandémie de Covid-19 a en effet servi de catalyseur : en Chine, mais aussi dans plusieurs États occidentaux, on a vu émerger des systèmes de traçage numérique des individus (via des QR codes sanitaires, drones mesurant la température, etc.) dont certains craignent qu’ils ne perdurent au-delà de la crise
[9][10].

Des voix dénoncent un glissement vers un « État de surveillance », où sous couvert d’efficacité et de sécurité publique, les gouvernants « avancent leurs pions » technologiques en rognant la vie privée
[9].

Dérives dystopiques avérées : La Chine offre sans doute l’exemple le plus abouti (et inquiétant) de société de surveillance totale.

Le régime de Xi Jinping a perfectionné un système orwellien combinant vidéosurveillance omniprésente, crédit social (notation des citoyens en fonction de leur comportement), collecte de données biométriques et collaborations forcées du secteur privé.

Des caméras intelligentes identifient les visages dans la rue et peuvent afficher les photos des contrevenants sur des écrans publics pour les humilier.

Des logiciels notent automatiquement les commentaires critiques à l’égard du gouvernement et peuvent sanctionner leurs auteurs (réduction de prestations sociales, internement, etc.)
[11][12].

Dans la région du Xinjiang, ce système sert à l’oppression des minorités : des algorithmes de profilage ethnique déclenchent des alertes dès qu’un individu ouïghour s’écarte des « normes » fixées, menant à des détentions arbitraires.

La surveillance n’est pas que visuelle ou électronique : un quadrillage humain complète le dispositif, les autorités recrutant des résidents pour espionner leurs voisins et rapporter toute « déviance »
[13][14].



Bien sûr, les démocraties ne sont pas exemptes de tentations sécuritaires.

Aux États-Unis, certaines polices locales ont expérimenté la reconnaissance faciale en temps réel, parfois sans cadre légal strict.

Au Royaume-Uni, pays déjà très équipé en CCTV, la police a conduit des essais de caméras à reconnaissance automatique dans les manifestations – suscitant des controverses quant au respect du droit de protestation.

La France a récemment autorisé l’usage algorithmique de caméras pour la sécurité des JO 2024, malgré les réserves de la CNIL, ce qui fera office de test pour l’acceptabilité de la « vidéoprotection augmentée ».

Surtout, un marché mondial opaque des logiciels espions s’est développé : l’affaire Pegasus a révélé en 2021 que ce spyware sophistiqué, vendu par la société israélienne NSO Group, a servi de « arme de prédilection pour des gouvernements répressifs cherchant à faire taire journalistes, attaquer des militants et écraser la dissidence »
[15].

Une fuite de 50 000 numéros ciblés a montré que des États d’un peu partout (Hongrie, Inde, Maroc, Arabie saoudite, Mexique, Rwanda, etc.) ont utilisé Pegasus pour infiltrer les téléphones de reporters, d’opposants politiques, d’avocats ou même de chefs d’État
[16][17].

Ces révélations accablantes ont fait dire à Amnesty International qu’il faut imposer un moratoire sur ces technologies intrusives tant qu’aucun garde-fou des droits humains n’est en place
[18][19].



En somme, la généralisation d’une surveillance ubiquitaire – qu’elle soit vidéo, numérique ou biologique – fait craindre une bascule dystopique.

Lorsque chaque geste est pisté, chaque parole potentiellement écoutée ou analysée par un algorithme, l’espace pour la vie privée et la dissidence fond comme peau de chagrin.

La grande question qui se pose est celle des contre-pouvoirs et des garde-fous juridiques : seront-ils capables de freiner ces tendances ? Faute de quoi, nous pourrions voir se réaliser le cauchemar d’une gouvernance par la peur et le contrôle absolu des individus.

Contrôle et manipulation de l’information : vers une « vérité d’État » mondiale

Contexte historique : La manipulation de l’information et la propagande d’État ont marqué l’histoire (des régimes fascistes maîtrisant l’art de la censure aux campagnes de désinformation pendant la guerre froide).

Toutefois, l’ère numérique a démultiplié à la fois les moyens de diffuser des fausses nouvelles (« fake news ») et les outils de contrôle de l’information.

Au tournant des années 2010, l’essor des réseaux sociaux a ouvert la voie à une propagation virale de rumeurs ou de théories complotistes, tandis que certains États ont saisi ce prétexte pour justifier de nouvelles lois restrictives.

On assiste aujourd’hui à une double dérive : d’un côté, des campagnes de désinformation massives (par des puissances étrangères ou des groupes idéologiques) troublent la perception du réel par le public ; de l’autre, des gouvernements exploitent la lutte contre la désinformation pour bâillonner la presse et censurer les voix critiques.

Ajoutons à cela la concentration des médias entre quelques mains (oligarques ou grands groupes industriels) et l’on obtient un paysage de l’information fragilisé, propice aux dérives autoritaires.

Explosion des « fake news » et de la censure depuis 2020 : La période récente a été marquée par des crises majeures (pandémie de Covid-19, élections polarisées, guerres), s’accompagnant d’un déluge de désinformation.

Sur la pandémie, par exemple, de nombreuses intox (sur l’origine du virus, les vaccins, etc.) se sont répandues en ligne, parfois encouragées tacitement par certains États ou acteurs malveillants.

Les élections – comme la présidentielle américaine de 2020 – ont aussi donné lieu à des campagnes de fausses nouvelles sans précédent, remettant en cause les résultats légitimes et contribuant à la violence (émeute du Capitole en janvier 2021 sur fond de théorie du complot QAnon).

Parallèlement, plusieurs gouvernements ont adopté des lois « anti-fake news » qui, sous couvert de protéger la “vérité”, leur donnent en réalité un pouvoir discrétionnaire pour décider quelle information est permise.

Entre 2016 et 2022, pas moins de 91 lois contre la désinformation ont été promulguées à travers le monde, une accélération spectaculaire par rapport à la première moitié des années 2010
[20]. Au total, 78 pays ont mis en place des législations visant à limiter la diffusion de fausses informations sur internet ou dans les médias[21].

Or, « beaucoup de ces lois manquent de précision et criminalisent la création ou le partage de “fausses nouvelles”. Résultat : ces textes font régner un climat de peur chez les journalistes et peuvent être appliqués de façon sélective pour réprimer les voix dissidentes »
[22][23].

Les régimes autoritaires se sont engouffrés dans la brèche.

La Russie, par exemple, utilisait déjà depuis 2019 une loi punissant les “fausses nouvelles” en ligne ; mais après l’invasion de l’Ukraine en février 2022, le Kremlin a durci drastiquement l’arsenal légal.

En mars 2022, la Douma (parlement russe) a adopté d’urgence une loi prévoyant jusqu’à 15 ans de prison pour toute diffusion de “fausses informations” sur l’armée russe
[24][25] – en clair, pour toute version des faits contredisant la propagande officielle sur la “spéciale opération militaire”.

Cette loi d’exception a entraîné la fermeture ou l’exil des derniers médias indépendants en Russie et l’arrestation de citoyens simplement coupables d’avoir appelé la guerre une “guerre”
[26][27].

Le gouvernement russe a simultanément bloqué l’accès aux sites de médias étrangers (BBC, Deutsche Welle, etc.), inscrivant le pays dans un isolationnisme informationnel inquiétant
[28].

De même, à Hong Kong, la Loi sur la sécurité nationale imposée par Pékin en 2020 a servi à justifier une vaste purge médiatique : les journaux pro-démocratie ont été contraints à la fermeture (le célèbre Apple Daily a cessé de paraître en 2021 après l’arrestation de son fondateur), les sites web bloqués et les journalistes critiques arrêtés en vertu de formulations floues (telles que “collusion avec l’étranger” ou “sédition”).

« Les autorités ont utilisé la loi de 2020 pour éliminer toute forme d’opposition politique et d’activisme pacifique à Hong Kong. Des centaines de militants pro-démocratie, d’élus et de journalistes ont été arrêtés (...) et la liberté de la presse et d’expression sévèrement restreinte »
[29][30].

Au-delà de ces cas emblématiques, de nombreux pays – notamment en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient et en Afrique – ont adopté des textes liberticides sous prétexte de lutter contre la désinformation ou la “cybercriminalité”.

La Turquie, l’Inde, l’Égypte, le Brésil de Bolsonaro ou la Hongrie de Orbán (pour n’en citer que quelques-uns) ont renforcé la censure en ligne, demandant aux plateformes de retirer des contenus critiques ou menaçant les auteurs de posts “mensongers” de poursuites pénales.

Une analyse de 105 lois sur les « fausses informations » dans le monde souligne qu’elles prévoient souvent des peines disproportionnées pour les journalistes (lourdes amendes, retraits de cartes de presse, voire emprisonnement) et qu’elles élargissent les motifs de censure administrative
[31][32]. En 2022, sur les quelque 400 journalistes emprisonnés dans le monde, 10% l’étaient au titre de ces lois de désinformation[33][32].

En d’autres termes, la chasse aux “fake news” est devenue un outil commode pour museler les médias indépendants et enfermer les reporters gênants, notamment dans les États autoritaires.

Parallèlement, le contrôle de l’information s’exerce via la concentration médiatique et la propagande d’État.

Dans certaines démocraties, l’essentiel des médias appartient à quelques conglomérats privés (par exemple, aux États-Unis, quatre géants – Comcast, Disney, Warner Bros Discovery et Paramount – dominent le paysage audiovisuel
[34]).

Cette concentration peut réduire la pluralité des points de vue et faciliter la diffusion d’éléments de langage homogènes.

Dans des régimes illibéraux comme la Hongrie ou la Russie, on observe une capture des médias par des proches du pouvoir : en Hongrie, presque tous les organes de presse régionaux ont été rachetés par des oligarques alliés au Premier ministre, ce qui leur permet de diffuser la ligne gouvernementale et d’étouffer les critiques.

Enfin, les réseaux sociaux eux-mêmes deviennent le terrain de batailles informationnelles : des “trolls” et bots automatisés (parfois liés à des agences étatiques) manipulent les algorithmes pour amplifier certaines rumeurs ou pour harceler les voix dissidentes en ligne.

Les avancées en IA générative (deepfakes, faux comptes dotés de photos de synthèse) font craindre une désinformation à grande échelle encore plus sophistiquée dans les années à venir.

Vers une vérité officielle ? La convergence de ces tendances menace un pilier fondamental des sociétés ouvertes : la capacité des citoyens à accéder à une information libre, diversifiée et fiable.

Dans un scénario dystopique, on peut imaginer un monde où les gouvernements contrôlent la narrative dominante – en noyant les faits sous un flot de fausses nouvelles lorsqu’ils sont accusés, ou en imposant par la censure une version unique de la réalité.

Certains pays s’en rapprochent déjà dangereusement : la Russie de Poutine offre l’exemple d’un espace informationnel quasi entièrement sous contrôle, où la télévision publique martèle la propagande et où les internautes isolés derrière un “rideau de fer” numérique n’ont plus accès qu’à des contenus filtrés par l’État.

La Chine est allée plus loin encore, en bâtissant une Grande Muraille numérique qui bloque les plateformes étrangères (Google, Facebook, Twitter…) et en déployant un appareil de censure proactive (plusieurs millions de censeurs surveillent les réseaux domestiques comme WeChat ou Weibo pour effacer en quelques minutes tout post “sensible”).

Dans ces conditions, la liberté d’expression se réduit à une coquille vide.

Si ces modèles venaient à se généraliser, la société globale pourrait entrer dans une ère de post-vérité étatisée, où chacun ne voit et n’entend que ce que les puissants ont décidé. Cette perspective souligne l’urgence de défendre la liberté de la presse, l’éducation aux médias et les garde-fous juridiques contre la censure.

Restrictions des libertés civiles : l’espace des droits fondamentaux se rétrécit

Contexte et enjeux : Les libertés civiles – telles que la liberté d’expression, de réunion, d’association, la liberté de la presse ou le droit à un procès équitable – forment l’ossature des sociétés démocratiques.

Historiquement, ces libertés ont souvent été suspendues en temps de guerre ou d’urgence (lois martiales, état d’exception…).

Mais normalement, de telles restrictions sont temporaires et proportionnées.

La dystopie survient lorsque l’exception devient la règle, que la contestation est systématiquement écrasée, et que la peur instillée par la répression fait taire la société civile.

Depuis 2020, plusieurs tendances laissent penser que l’espace civique mondial se rétrécit : répression violente de manifestations, lois liberticides pérennisant des mesures d’urgence, attaques contre des journalistes et opposants, etc.

Freedom House note une érosion globale des droits depuis près de 20 ans et cette décennie 2020 ne fait pas exception
[35][36].

En 2023, la liberté mondiale a décliné pour la 18ème année consécutive, avec des reculs des droits politiques et civils dans 52 pays (ne représentant pas moins d’un cinquième de la population mondiale)
[35].

Désormais, 38% de l’humanité vit dans un pays “Non libre”, contre seulement 20% dans un pays “Libre”
[36].

Cette statistique alarmante illustre le reflux des libertés civiles face à des gouvernements de plus en plus autoritaires ou intolérants envers la dissidence.

Criminalisation de la parole et de la presse : Comme détaillé plus haut, de nombreux gouvernements utilisent la législation (anti-fake news, anti-terrorisme, etc.) pour criminaliser l’expression critique.

Le résultat tangible est un nombre record de journalistes emprisonnés dans le monde. « 363 journalistes étaient derrière les barreaux au 1er décembre 2022, un chiffre record en hausse de 20% par rapport à l’année précédente »
[37].

Des pays comme la Chine, la Birmanie (Myanmar), l’Iran, la Turquie ou l’Égypte figurent parmi les plus gros geôliers de journalistes.

En Iran, la journaliste Niloufar Hamedi, qui avait révélé l’affaire Mahsa Amini (jeune femme kurde morte en détention pour un voile mal porté), a été emprisonnée et inculpée pour avoir simplement fait son travail d’information.

En Biélorussie, les correspondants de médias indépendants couvrant les protestations post-électorales de 2020 ont été arrêtés en masse, brutalisés et déchus de leur accréditation
[38][39].

La liberté de la presse subit donc des attaques sans précédent, affaiblissant le rôle de “chien de garde” du pouvoir qu’elle devrait jouer.

Répression des manifestations et dissidence : L’une des dérives les plus visibles de ces dernières années est la violente répression des mouvements de protestation, y compris dans des contextes où l’on ne l’imaginait pas. Plusieurs exemples marquants illustrent cette tendance dystopique :

Lois d’exception et surveillance des populations : Un autre volet de la restriction des libertés tient à la pérennisation de mesures d’exception.

L’exemple de la lutte antiterroriste est parlant : en France, après les attentats de 2015, l’état d’urgence a été prolongé sur deux ans, puis de nombreux pouvoirs dérogatoires de la police (perquisitions sans juge, assignations à résidence, etc.) ont été inscrits dans le droit commun via la loi de 2017.

Autrement dit, ce qui devait être temporaire est devenu permanent.

De même, la pandémie de Covid-19 a conduit de nombreux pays à instaurer des états d’urgence sanitaire.

Si la plupart ont été levés une fois la crise passée, certains gouvernements en ont abusé pour concentrer le pouvoir ou restreindre les droits sans rapport avec la santé.

Par exemple, en Hongrie, le Premier ministre Viktor Orbán s’est fait octroyer en 2020 les pleins pouvoirs par décret sous prétexte de Covid, et a continué à gouverner par décrets bien au-delà de l’urgence initiale, utilisant ces pouvoirs pour d’autres fins (comme interdire les changements de sexe à l’état civil, mesure sans lien avec le virus).

Dans divers pays d’Asie et d’Afrique, des couvre-feux et interdictions de rassemblement ont servi à empêcher des meetings politiques de l’opposition ou à disperser toute contestation sous motif sanitaire.

Par ailleurs, les technologies de surveillance évoquées précédemment ont été mobilisées contre des militants.

Des rapports font état de services de renseignement utilisant le traçage numérique (GPS, caméras, interception d’emails) pour surveiller en continu des défenseurs des droits humains ou des figures de l’opposition, souvent sans mandat judiciaire.

Dans certains États du Golfe, l’espace privé est inexistant : les opposants savent que leurs communications sont sous écoute constante, qu’ils peuvent être arrêtés à tout moment pour un tweet critique (ainsi, en Arabie saoudite, une étudiante a été condamnée en 2022 à 34 ans de prison pour quelques messages pro-démocratie sur Twitter, un record aberrant).

Ces cas extrêmes illustrent comment le droit à la vie privée et la liberté d’opinion sont piétinés.

Effet global : un climat de peur et d’autocensure. Toutes ces atteintes aux libertés civiles – du tabassage de rue au procès inique en passant par la surveillance omniprésente – concourent à créer une société où le citoyen craint de s’exprimer ou d’agir librement, ce qui est l’essence même d’une dystopie politique.

Dans des pays comme la Chine, l’Égypte ou l’Arabie saoudite, beaucoup de gens évitent de parler politique même en privé, de peur d’être dénoncés.

La population apprend à “baisser la tête” et à pratiquer l’autocensure.

Même dans des démocraties établies, on observe une augmentation de la méfiance : journalistes se protégeant contre l’espionnage, militants usant de messageries chiffrées, etc.

La normalisation de ces mesures défensives témoigne d’une érosion de la confiance dans la garantie des droits fondamentaux.

En conclusion de ce chapitre, le contrat social basé sur la garantie de libertés individuelles inaliénables est mis à mal dans de nombreuses régions du monde.

La tendance dystopique se manifeste par des États qui veulent des citoyens silencieux, invisibles, dociles, quitte à déployer la violence et la peur pour y parvenir.

La vigilance s’impose pour inverser cette tendance, via la pression internationale, le soutien aux sociétés civiles locales et la défense acharnée des valeurs universelles des droits de l’homme.

Dérives liées à l’intelligence artificielle : biais, automatisation coercitive et décisions sans appel humain

L’IA au service du meilleur et du pire : L’intelligence artificielle est souvent présentée comme une technologie aux promesses immenses (efficacité accrue, personnalisation, aide à la décision).

Mais elle comporte aussi des écueils qui font écho aux dystopies : des machines qui prennent le contrôle, des algorithmes injustes traitant les gens différemment selon leur profil, des décisions automatisées inhumaines.

Si nous n’en sommes heureusement pas au stade de Terminator, plusieurs dérives bien réelles de l’IA posent déjà problème : biais algorithmiques menant à de la discrimination, automatisation de tâches de pouvoir (police, justice, recrutement) sans supervision adéquate, et opacité des décisions qui rend tout recours humain difficile.

Ces dernières années, de nombreux incidents ont révélé les dangers d’une foi aveugle dans les algorithmes.

Biais et discriminations algorithmiques : Les systèmes d’IA sont entraînés sur des données du monde réel, qui peuvent contenir les biais (racistes, sexistes, sociaux) de nos sociétés.

Résultat, des IA de décision ont reproduit ou amplifié ces biais.

Un cas emblématique est celui de la reconnaissance faciale : plusieurs études ont montré que les algorithmes commerciaux identifient moins bien les visages de personnes non blanches ou de femmes (car souvent entraînés sur des photos d’hommes blancs).

Cela a conduit à des erreurs dramatiques lorsqu’ils sont utilisés par la police.

Aux États-Unis, au moins huit personnes innocentes ont été arrêtées à tort sur la base de faux “matches” de reconnaissance faciale fournis par une IA
[52][53].

Dans ces affaires, les enquêteurs, trop confiants dans le logiciel, n’ont même pas vérifié d’éléments basiques (alibis, empreintes digitales) avant d’arrêter le suspect
[54][55].

Par exemple, Robert Williams, un Afro-Américain du Michigan, a été incarcéré deux jours en 2020 parce qu’un algorithme l’avait “reconnu” sur l’image floue d’un voleur – alors qu’il n’avait aucun lien avec le crime.

Ces erreurs touchent quasi exclusivement des personnes noires, prouvant le biais racial de ces outils et leurs conséquences bien réelles sur des vies humaines.

De même, des logiciels de profilage criminel (prédiction policière) orientent souvent la surveillance vers des quartiers pauvres ou minoritaires, car ils se basent sur des données historiques de criminalité déjà biaisées par des pratiques policières discriminatoires.

On voit là un cercle vicieux : l’IA renforce les inégalités au lieu de les corriger.



Un autre exemple frappant est le scandale des faux positifs de fraude sociale.

Aux Pays-Bas, de 2013 à 2019, l’administration fiscale a utilisé un algorithme pour détecter les fraudeurs aux aides sociales. Ce système auto-apprenant a fini par cibler des dizaines de milliers de familles, souvent sur des critères discutables comme la double nationalité ou des erreurs de formulaire minimes.

Des parents se sont vu à tort accusés de fraude et sommés de rembourser des sommes colossales, les plongeant dans la misère. « Les autorités ont pénalisé des familles sur de simples suspicions générées par l’algorithme (...).

Des
dizaines de milliers de foyers – souvent modestes ou issus de minorités – ont été poussés dans la pauvreté sous le poids de dettes exorbitantes envers le fisc. Certains parents se sont suicidés et plus d’un millier d’enfants ont été placés en foyers d’accueil »
[56] (traduction).

Cette affaire des allocations (toeslagenaffaire) a été un électrochoc : elle a révélé comment l’IA mal encadrée peut conduire un gouvernement à briser des vies, en particulier celles des plus vulnérables, sans même qu’un être humain n’intervienne pour corriger l’erreur.

Ici, l’algorithme opérait comme un juge impitoyable, et il a fallu des années avant que l’injustice soit admise (le gouvernement néerlandais a dû démissionner en 2021 suite à ce scandale).

Automatisation coercitive au travail : Dans le domaine du travail, certaines entreprises ont poussé très loin l’automatisation de la gestion du personnel, au point de confier à des IA le soin de surveiller et même de licencier les employés.

Le cas d’Amazon est souvent cité comme un exemple de management algorithmique dystopique.

Dans ses gigantesques entrepôts, Amazon utilise un système nommé ADAPT qui trace en temps réel la productivité de chaque préparateur de colis.

Si le rythme d’un employé ralentit en deçà de l’objectif (nombre de colis à l’heure), le logiciel lui envoie automatiquement des avertissements, et peut aller jusqu’à générer sa lettre de licenciement sans qu’aucun supérieur humain n’ait validé la décision.

Comme le résume un rapport : « Le système d’Amazon suit les cadences individuelles et génère automatiquement avertissements et licenciements en cas de rendement insuffisant, sans intervention de superviseurs »
[57][58].

La direction prétend que les managers peuvent annuler une décision, mais en pratique des centaines de salariés ont été renvoyés par “le robot” pour ne pas avoir tenu la cadence
[59][58].

Des employés décrivent un environnement où « ils sont surveillés et encadrés par des robots »
[58], contraints de renoncer aux pauses toilettes de peur que le compteur de “temps hors poste” ne les pénalise[60].

Cette gestion déshumanisée, uniquement pilotée par les chiffres, évoque un cauchemar taylorien moderne où l’algorithme tient le rôle du contremaître absolu.

L’impact psychologique et physique sur les travailleurs est lourd (stress permanent, accidents en hausse).

La coercition par l’automatisation s’observe aussi dans les plateformes de livraison ou VTC : des chauffeurs d’Uber ou livreurs de Deliveroo ont raconté comment ils ont été “déconnectés” (bannis de l’application, donc privés de travail) après des décisions d’IA opaques, parfois suite à de fausses plaintes clients que personne n’a investiguées.

Se retrouver “licencié par email d’un robot” est devenu une réalité pour certains travailleurs précaires du gig economy
[61][58].

Décisions sans recours humain : Le point commun de ces dérives est que les décisions sont prises par des algorithmes quasi insensibles au contexte, et qu’il est très difficile pour l’individu affecté d’obtenir une explication ou une correction par un être humain.

Cette absence de recours ou de transparence heurte le principe d’État de droit (droit à un procès équitable, à comprendre les motifs d’une décision).

Lorsque l’IA attribue une note de crédit, refuse un prêt, classe une candidature à l’emploi ou signale un comportement à la police, sur quelle base se défendre si l’on s’estime lésé ? Souvent, ni l’utilisateur ni même l’autorité qui utilise l’IA ne comprennent complètement comment l’algorithme est parvenu à sa conclusion (c’est le problème de la “boîte noire” des modèles complexes).

Cette opacité algorithmique peut cacher des injustices.

On l’a vu avec des systèmes utilisés pour des prestations sociales ou l’immigration – par exemple un algorithme britannique pour attribuer des visas a été suspendu en 2020 car il discriminait les demandeurs selon leur nationalité (jugée “risquée” ou non), pratique illégale que personne n’avait initialement détectée.

Par ailleurs, on commence à voir apparaître des outils de “justice prédictive” : certains tribunaux aux États-Unis ont expérimenté des logiciels (tels que COMPAS) aidant à évaluer le risque de récidive des prévenus pour orienter les décisions de libération conditionnelle.

Or, il a été prouvé que COMPAS avait tendance à donner des scores de risque plus élevés aux accusés noirs qu’aux blancs à gravité de délit égale
[62].

Si les juges s’en remettent aveuglément à de tels scores biaisés, ils risquent de pérenniser les biais raciaux du système pénal.

De plus, le prévenu qui se voit refuser une remise en liberté sur recommandation d’un algorithme aura bien du mal à contester, faute de connaître les critères exacts ayant mené au score. Cette situation interroge : peut-on accepter qu’une machine influence la privation de liberté d’une personne sans transparence ni possibilité de contradiction ? Dans une vision dystopique extrême, on pourrait imaginer un futur proche où “l’ordinateur dit coupable” et l’humain s’exécute sans poser de questions.

Des garde-fous en discussion : Face à ces risques, des contre-mesures commencent à émerger. L’Union européenne, par exemple, travaille sur un Règlement sur l’IA (AI Act) qui viserait à interdire certaines applications (comme le “scoring” social à la chinoise ou la surveillance biométrique de masse) et à imposer des obligations de transparence et de supervision humaine pour les IA “à haut risque” (par exemple celles utilisées dans la justice, la police, les infrastructures critiques).

Plusieurs villes ou États ont légiféré pour freiner l’usage policier de la reconnaissance faciale (San Francisco l’a bannie dès 2019, d’autres villes ont suivi). Des principes éthiques, sans être contraignants, ont été adoptés par des entreprises ou des gouvernements (comme l’obligation d’un « contrôle humain approprié » sur toute décision algorithmique affectant une vie, prônée par le Conseil de l’Europe).

Néanmoins, l’adoption de l’IA dans la gouvernance et l’économie va plus vite que la régulation.

La tentation d’utiliser l’IA pour tout optimiser peut l’emporter sur la prudence.

Il faudra donc rester vigilant à ce que l’humain ne soit pas dépossédé de son autonomie et de ses droits par une délégation irréfléchie aux machines.

La dystopie de l’IA n’est pas un robot tueur conscient, mais plutôt un ensemble d’algorithmes diffus qui, insidieusement, nous enferment dans des cases numériques et prennent des décisions nous concernant sans que nous puissions les discuter.

Éviter ce futur passe par l’exigence de transparence, de redevabilité (accountability) et de maintien d’un jugement humain ultime sur les enjeux cruciaux.

Risques biotechnologiques : génie génétique, eugénisme et contrôle reproductif

Utopie scientifique vs dystopie eugénique : Les avancées en biotechnologie, notamment en génétique, ont ouvert d’immenses possibilités dans la médecine (traitements géniques contre le cancer, thérapie des maladies héréditaires, etc.).

Mais elles réveillent aussi le spectre de l’eugénisme et du contrôle biologique des populations.

Au XXème siècle, l’eugénisme “classique” – idéologie visant à améliorer l’espèce humaine par la sélection ou l’élimination de certains traits – a conduit à des horreurs (stérilisations forcées de handicapés ou de minorités dans plusieurs pays, théorie nazie de la “race supérieure” justifiant le génocide).

Aujourd’hui, les outils comme CRISPR-Cas9 (ciseaux moléculaires pour éditer le génome) offrent la capacité inédite de modifier l’ADN d’embryons, faisant craindre l’avènement de “bébés sur mesure” et d’une nouvelle forme d’eugénisme high-tech.

Parallèlement, certains régimes continuent de pratiquer un eugénisme coercitif plus “traditionnel” via le contrôle de la reproduction (limitations des naissances imposées, stérilisations obligatoires, etc.).

Les dérives biotechnologiques actuelles sont donc de deux ordres : d’une part, les expérimentations génétiques hasardeuses sans consensus éthique ; d’autre part, l’utilisation de la science ou de la médecine pour servir un agenda autoritaire de contrôle démographique ou sociétal.



L’affaire des bébés CRISPR : un choc bioéthique mondial (2018) – Bien que survenue fin 2018, elle illustre parfaitement la frontière franchie récemment.

Un chercheur chinois, He Jiankui, a annoncé cette année-là la naissance de deux jumelles génétiquement modifiées au stade embryonnaire pour les rendre (en théorie) résistantes au virus du SIDA.

Cette expérience, menée en secret et en dehors de tout cadre légal, a provoqué un tollé planétaire.

La communauté scientifique internationale a unanimement condamné cet acte « pour avoir trompé des patients vulnérables et utilisé une procédure risquée et non testée, sans justification médicale », qualifiant la démarche de He Jiankui de franchissement inacceptable de l’éthique
[63].

Les autorités chinoises elles-mêmes ont fini par arrêter le chercheur, qui a été jugé coupable de pratiques médicales illégales et condamné à 3 ans de prison
[64][65].

« Les accusés ont violé délibérément les réglementations nationales (...) ils ont franchi la ligne rouge de l’éthique scientifique », a déclaré le tribunal lors du verdict
[66][67].

Cette affaire a mis en lumière le potentiel d’eugénisme scientifique permis par CRISPR : pour la première fois, l’humain a modifié son propre germplasm (ADN héréditaire) de façon héritée par la descendance.

Cela soulève la crainte qu’à l’avenir, d’autres ne tentent de créer des bébés “améliorés” (plus intelligents, plus forts, etc.), ouvrant la boîte de Pandore d’une humanité génétiquement stratifiée.

D’ores et déjà, des compagnies proposent aux parents utilisant la fécondation in vitro de sélectionner leurs embryons selon certains critères (absence de gènes de prédisposition à des maladies, mais aussi parfois selon le sexe, et demain peut-être selon des scores polygéniques prédisant la taille ou le QI).

On entre là sur un terrain glissant où les choix reproductifs pourraient tendre vers un tri eugénique des “meilleurs” embryons.

Sans encadrement strict, le risque est de voir émerger un marché de la sélection génétique, exacerbant les inégalités (seules les élites pouvant s’offrir des bébés génétiquement optimisés).

Eugénisme d’État et contrôle des naissances : le cauchemar du Xinjiang – Tandis que la science ouvre ces perspectives inédites, certains gouvernements pratiquent de manière très concrète un contrôle démographique autoritaire.

Le cas le plus accablant est celui de la Chine au Xinjiang, concernant la minorité ouïghoure (musulmans turcophones).

Des enquêtes (notamment de l’Associated Press en 2020) ont révélé que, depuis environ 2016, les autorités chinoises mènent dans cette région une politique de réduction forcée des naissances ouïghoures, qualifiée par certains d’« génocide démographique ». « La Chine soumet régulièrement les femmes des minorités à des contrôles de grossesse et leur impose des stérilements et avortements forcés par centaines de milliers »
[68].

Les documents officiels mis en lumière montrent qu’entre 2015 et 2018, le taux de natalité a chuté de plus de 60% dans les préfectures à majorité ouïghoure de Hotan et Kashgar
[69].

Rien qu’en 2019, le taux de natalité du Xinjiang a encore baissé de 24% (contre 4% seulement au niveau national)
[69].

Ce plongeon spectaculaire n’a qu’une explication : une campagne systématique où la police et l’appareil administratif font la chasse aux “naissances illégales”.

Si une femme a plus d’enfants que le quota autorisé (généralement deux, alors que la loi chinoise avait autorisé jusqu’à trois enfants en 2015 pour la plupart des familles Han), elle est punie.

« Avoir trop d’enfants est devenu l’un des principaux motifs d’envoi en camp d’internement » au Xinjiang
[70].

Des témoignages de première main parlent de raids policiers pour vérifier la présence d’enfants cachés, d’injections forcées d’agents stérilisants, de pose contrainte de dispositifs intra-utérins, et d’avortements imposés y compris à des stades avancés de grossesse
[68][70].

Une rescapée ouïghoure a ainsi raconté avoir été stérilisée de force en camp, aux côtés d’environ 200 autres femmes, se sentant privée de son identité de mère
[71].

Cette politique vise clairement à réduire la proportion de Ouïghours dans la population du Xinjiang, tandis que les naissances chez les Chinois Han (l’ethnie majoritaire) sont encouragées dans la région
[72].

Des experts comme Joanne Smith Finley parlent d’un « génocide rampant, lent et douloureux », un « écocide humain » par lequel Pékin veut affaiblir durablement la vitalité du peuple ouïghour et faciliter son assimilation forcée
[73].

Ce qui se déroule au Xinjiang est sans doute l’une des dystopies les plus sinistres de notre époque : un État utilise la médecine et la coercition pour dicter qui peut naître et en quelle quantité, en ciblant un groupe ethnique particulier.

C’est l’aboutissement moderne d’une logique eugéniste couplée à un projet de domination culturelle.

Autres formes de contrôle reproductif : D’autres contextes montrent des dérives inquiétantes quant à la maîtrise par les individus de leur reproduction.

Aux États-Unis, le renversement de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême en 2022 a supprimé la protection fédérale du droit à l’avortement, permettant à chaque État d’interdire l’IVG.

Aussitôt, une quinzaine d’États (essentiellement dans le Sud et le Midwest) ont adopté des lois bannissant presque totalement l’avortement.

En 2023, l’avortement était illégal (sauf rares exceptions) dans 13 États, et fortement restreint dans d’autres, si bien qu’environ 22 millions d’Américaines en âge de procréer vivent dans des zones où elles n’ont plus accès à ce soin de santé reproductive fondamental
[74].

Des associations de défense des droits humains comme Human Rights Watch ou Amnesty International considèrent cette situation comme une crise des droits humains.

HRW dénonce « une offensive législative qui nie l’autonomie corporelle des femmes et représente une attaque draconienne contre l’égalité de genre, menaçant la vie et la santé de millions de femmes »
[75].

Effectivement, des témoignages montrent des femmes en danger (grossesse non viable, ectopique, fausse couche incomplète) se voir refuser les soins nécessaires parce que les médecins craignent des poursuites sous ces lois anti-avortement
[76][77].

On a ainsi vu une patiente du Texas devoir être au seuil de la septicémie pour qu’un hôpital consente enfin à interrompre sa grossesse sans espoir, la loi n’étant pas claire sur ce qui est autorisé
[78][79].

Dans certains cas, des adolescentes violées ont dû traverser plusieurs États pour trouver une clinique, ou mener à terme des grossesses imposées.

Bien qu’il s’agisse d’un contexte démocratique, cela revient à ôter aux femmes le contrôle de leur corps, un élément souvent présent dans les dystopies (on pense à The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood).

Cette inversion soudaine d’un droit acquis de longue date illustre la fragilité des libertés reproductives face à des majorités politiques conservatrices, et comment même des sociétés libres peuvent connaître un retour en arrière dystopique sur les droits individuels.

Ailleurs dans le monde, on observe encore des cas de stérilisations forcées ou contraintes en dehors des cadres légaux.

Par exemple, des rapports signalent qu’en Ouzbékistan dans les années 2000-2010, des milliers de femmes ont été stérilisées à leur insu après leur accouchement, dans le but de contrôler la croissance démographique.

Au Japon, jusqu’en 1996, une loi eugénique a permis la stérilisation de personnes handicapées sans consentement (le gouvernement a dû indemniser tardivement les victimes).

Dans certains pays européens jusque dans les années 2010, les personnes transgenres devaient se faire stériliser pour obtenir un changement d’état civil (violation reconnue depuis comme contraire aux droits humains).

Ces pratiques, bien qu’en recul, démontrent que l’idée eugéniste de “purifier” ou de contrôler la population n’a pas totalement disparu.

Bio-sécurité et manipulations génétiques : un dernier risque dystopique – La biotech pose également la question de potentiels détournements malveillants : création de virus ou bactéries en laboratoire en tant qu’armes, ou accidents de laboratoire aux conséquences pandémiques.

La pandémie de Covid-19 a ravivé le débat sur la sécurité des labos de haute technologie (hypothèse d’une fuite accidentelle d’un coronavirus manipulé, jamais prouvée mais discutée).

À l’avenir, des groupes terroristes ou des États voyous pourraient-ils fabriquer un pathogène ciblant certains groupes ethniques (en exploitant les différences génétiques) ? Des experts s’inquiètent d’un éventail de scenarios allant de l’attaque bioterroriste au “bug” génétique incontrôlé dans un écosystème.

Cela sort un peu du cadre du présent rapport centré sur les sociétés humaines, mais mérite d’être mentionné comme dérive dystopique potentielle : la biotechnologie confère un pouvoir énorme, et entre de mauvaises mains, elle pourrait mener à des catastrophes inédites.



En résumé, les risques biotechnologiques ont deux visages. L’un, tourné vers l’avenir, où l’hubris scientifique pourrait conduire à jouer aux apprentis sorciers avec le génome humain (creusant les inégalités ou provoquant des dommages irréversibles).

L’autre, bien ancré dans le présent, où des régimes oppressifs utilisent la science et la médecine comme instruments de contrôle de la population (limiter qui naît, qui a le droit de procréer, etc.).

Ces deux visages se rejoignent dans la figure inquiétante de l’eugénisme, c’est-à-dire la négation de la dignité intrinsèque de chaque être humain au profit d’une vision utilitariste ou suprémaciste de la vie.

La vigilance éthique et le respect des droits fondamentaux (liberté de reproduction, consentement libre et éclairé, non-discrimination génétique) seront essentiels pour éviter que ce domaine aux promesses extraordinaires ne sombre dans la dystopie.



Gouvernance autoritaire et dérives du pouvoir : vers le nouvel âge des dictateurs ?

La démocratie en recul : Les dernières années ont été marquées par un phénomène de recul démocratique et de montée de régimes autoritaires ou illibéraux un peu partout sur la planète. Au-delà des indicateurs généraux (rapports de Freedom House, V-Dem, etc.), des événements concrets témoignent de cette tendance : coups d’État, dirigeants changeant la constitution pour s’éterniser au pouvoir, érosion de l’indépendance des institutions, persécution des opposants.

En 2020-2023, plusieurs coups d’État militaires ont renversé des gouvernements élus (par ex. au Myanmar en février 2021, où l’armée a mis fin brutalement à 10 ans d’expérience démocratique ; au Mali en 2020 et 2021 ; en Guinée en 2021 ; au Soudan en 2021 ; au Burkina Faso en 2022 ; au Niger en 2023).

Ces retours des militaires traduisent un affaiblissement des normes démocratiques dans certaines régions, alimenté par l’instabilité et parfois la complaisance de grandes puissances.

Dans d’autres pays, pas de putsch armé mais un vidage progressif de la démocratie de l’intérieur : des dirigeants élus utilisent leur mandat pour démanteler les contre-pouvoirs, changer les règles électorales à leur avantage, et s’assurer une domination prolongée.



Concentration du pouvoir personnel : Un trait marquant de la période récente est la tendance de plusieurs chefs d’État à supprimer les limites de mandat ou à se proclamer dirigeants à vie.

Le cas de la Chine est emblématique : Xi Jinping, arrivé au pouvoir en 2012, a éliminé en 2018 la règle constitutionnelle limitant la présidence à deux mandats de 5 ans.

En octobre 2022, lors du XXème Congrès du Parti communiste chinois, Xi a obtenu un 3ème mandat de secrétaire général (du jamais vu depuis Mao) et s’est entouré exclusivement de fidèles, consolidant un pouvoir personnel quasi absolu.

La propagande le décrit désormais comme le “leader du peuple” et sa pensée est inscrite dans la constitution – des signes d’une dérive vers un culte de la personnalité et une autocratie néo-maoïste.

En Russie, Vladimir Poutine a également modifié la constitution en 2020 pour “remettre à zéro” son compteur de mandats, lui permettant de potentiellement rester au Kremlin jusqu’en 2036.

Il a éliminé ou neutralisé toute opposition sérieuse (Alexeï Navalny, principal opposant, a été empoisonné puis emprisonné sous des accusations montées de toutes pièces, et purge actuellement plus de 11 ans de détention avec d’autres charges en cours).

En Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis 2003, a transformé en 2017 le régime parlementaire en un système présidentiel sur-mesure et s’est fait réélire encore en 2023, entamant de facto un troisième décennat de règne ininterrompu.

En Hongrie, Viktor Orbán a bâti depuis 2010 un « État illibéral » où, bien qu’il y ait encore des élections, le jeu est fortement biaisé en faveur du parti au pouvoir (redécoupage électoral, mainmise sur les médias, asphyxie financière des communes d’opposition).

Au Salvador, Nayib Bukele, jeune président populaire, a surpris en s’ouvrant la voie pour briguer un second mandat en 2024 malgré l’interdiction constitutionnelle – profitant d’une Cour suprême acquise à sa cause – ce qui fait craindre une pente autoritaire dans ce pays autrefois tumultueux mais démocratique depuis les années 1990.



On le voit, l’ambition de s’accrocher au pouvoir coûte que coûte est un dénominateur commun de beaucoup de dirigeants actuels.

Cela passe par le contournement des constitutions, le démantèlement de la séparation des pouvoirs, et souvent par un nationalisme populiste justifiant que “le leader providentiel” reste en place pour le bien de la nation.

Ce culte du chef inamovible fait écho à de sombres périodes du XXème siècle et incarne une forme de dystopie politique : la fin de l’alternance et la concentration d’un pouvoir sans contrôle.



Répression politique systématique : Dans les régimes autoritaires, toute opposition politique organisée est vue comme une menace à éliminer.

On assiste donc à la criminalisation de l’activité politique dissidente.

Au Nicaragua, par exemple, le président Daniel Ortega (ancien révolutionnaire sandiniste) s’est mué en autocrate : à l’approche des élections de 2021, il a fait arrêter tous les candidats d’opposition significatifs sous divers prétextes (trahison, blanchiment d’argent…), s’assurant ainsi une réélection sans compétition réelle.

Son gouvernement a ensuite fait dissoudre plus de 1000 ONG et associations indépendantes, y compris l’Église catholique locale dont des prêtres ont été arrêtés ou contraints à l’exil.

Au Bélarus (Biélorussie), comme vu précédemment, l’appareil policier-judiciaire a décapité la société civile : aucun leader d’opposition n’est libre dans le pays (ceux qui n’ont pas fui sont en prison, parfois condamnés à 10 ou 15 ans), les organisations de défense des droits sont interdites, et même les citoyens ayant osé manifester pacifiquement sont traqués des mois après et emprisonnés.

En Russie, depuis l’invasion de l’Ukraine, la répression s’est encore intensifiée : de nouvelles lois punissent toute critique de l’armée ou du conflit, environ 20 000 personnes ont été interpellées pour protestation anti-guerre, des médias indépendants centenaires (Novaïa Gazeta, Dojd) ont été réduits au silence, et des figures d’opposition comme Vladimir Kara-Murza ou Ilya Yachine ont été condamnées à de lourdes peines pour s’être exprimées contre la guerre (25 ans de prison pour Kara-Murza, record depuis l’URSS).

Le climat de peur rappelle les purges soviétiques pour certains, renforcé par la propagande qualifiant les opposants de “traîtres nationaux”.

Lois d’exception prolongées : Un autre trait dystopique est la tendance de certains dirigeants à gouverner par l’urgence permanente.

Ils invoquent soit une menace sécuritaire (terrorisme, guerre, etc.), soit une crise (sanitaire, migratoire) pour déroger aux procédures normales.

Au Philippines, l’ex-président Rodrigo Duterte a institué un état d’urgence contre la drogue qui a servi de couverture à des exécutions extrajudiciaires massives (plus de 6 000 personnes tuées par la police ou des milices dans le cadre de sa “guerre contre la drogue” entre 2016 et 2022).

En Égypte, le régime du maréchal Sissi a maintenu un état d’urgence quasi permanent de 2017 à 2021, légitimant ainsi les arrestations sans mandat et les procès militaires expéditifs pour les opposants (plus de 60 000 prisonniers politiques seraient détenus en Égypte).

En Tunisie, espoir démocratique après 2011, on assiste depuis 2021 à une dérive autoritaire du président Kaïs Saïed qui, s’arrogeant des pouvoirs exceptionnels sur fond de crise, a dissous le Parlement et gouverne par décret, rétablissant en pratique un régime autocratique dans le pays berceau du “Printemps arabe”.



Autoritarisme numérique et surveillance politique : De plus, les régimes autoritaires d’aujourd’hui disposent de moyens technologiques sophistiqués pour contrôler leur population, ce qui les rend parfois plus insidieux que les dictatures du passé.

La notion de “digital authoritarianism” décrit comment des États comme la Chine, la Russie, l’Iran ou même des démocraties illibérales utilisent Internet et les outils numériques pour renforcer leur emprise : censure du web, surveillance de masse des communications (via écoute ou logiciels espions), harcèlement en ligne des opposants, diffusion de propagande ciblée sur les réseaux sociaux, etc.

Ces techniques permettent une propagande personnalisée et une répression “à distance” qui évite même de recourir à la force physique tant que la dissidence est tuée dans l’œuf (par la peur ou la désinformation).



Conséquences sociales : La consolidation de gouvernances autoritaires a des impacts sur la société : uniformisation de la pensée (sous l’effet de la propagande et de la censure), corruption endémique (puisque sans contre-pouvoir ni presse libre, les élites se servent sans vergogne, appauvrissant le pays), démoralisation de la population (exil des cerveaux, résignation, chute de la participation citoyenne).

Dans certains cas extrêmes, cela mène à l’effondrement de l’État de droit et à la violence : par exemple, en Myanmar, le coup d’État de 2021 a plongé le pays dans la guerre civile, l’armée commettant des atrocités contre la résistance civile (plus de 3 000 civils tués, usage de bombardements sur des villages) et l’économie s’effondrant.

Dans une moindre mesure, des pays comme la Venezuela ont basculé en crise humanitaire suite à des années de mauvaise gouvernance autoritaire (pénuries, exode de 7 millions de personnes).



Le spectre de l’“écofascisme d’État” : On peut également évoquer le concept d’autoritarisme climatique : face aux crises environnementales, certains imaginent (ou craignent) que des États optent pour des solutions autoritaires au nom de l’écologie (par exemple, rationnement drastique, limitation autoritaire des naissances, fermeture totale des frontières aux réfugiés climatiques, etc.).

Si aucun gouvernement n’a encore officiellement adopté ce paradigme, des mouvements d’extrême droite flirtent avec l’idée d’écofascisme, combinant nationalisme xénophobe et discours écologique.

« Ils affirment que la surpopulation est la menace principale pour l’environnement et que la seule solution est d’arrêter complètement l’immigration ou, dans leur frange la plus extrême, de recourir au génocide de certaines populations »
[80][81].

La terroriste suprémaciste qui a attaqué deux mosquées à Christchurch en 2019 se réclamait d’ailleurs d’un tel idéologie, justifiant ses meurtres par la préservation de l’écosystème pour les “Européens”.

Si, dans un futur de pénuries aggravées par le climat, des dirigeants accusaient les étrangers ou groupes “inutiles” d’être des bouches à nourrir de trop et prônaient des mesures extrêmes, on tomberait dans la plus sinistre des dystopies, mêlant le totalitarisme vert à la barbarie.

Conclusion de cette section : La gouvernance autoritaire et les dérives du pouvoir que nous observons rappellent que l’histoire n’est pas linéaire vers le progrès démocratique – elle peut régresser.

Nous voyons réapparaître des schémas qu’on espérait révolus : dirigeants à vie, culte du chef, persécution de l’opposition, volonté de tout contrôler par la peur.

La dystopie politique du XXIème siècle pourrait ne pas prendre la forme d’un Big Brother unique gouvernant le monde, mais plutôt d’une multiplication de régimes autoritaires locaux, chacun enfermé dans ses propres mensonges et sa répression, qui en s’additionnant feraient reculer la liberté humaine sur toute la planète.

La résistance existe (des peuples continuent de se soulever pour leurs droits, du Soudan à l’Iran, même au prix du sang), mais ils font face à des régimes renforcés par la technologie et la complaisance de partenaires plus puissants.

C’est donc un combat global pour l’avenir de la démocratie et de la dignité humaine qui se joue.

Effondrement environnemental et conséquences sociales : vers un futur « Mad Max » ?

L’effondrement environnemental en cours : Le changement climatique, la dégradation des écosystèmes et l’épuisement des ressources ne sont pas de simples projections dystopiques – ils sont déjà à l’œuvre.

La planète se réchauffe dangereusement (déjà +1,1 °C depuis l’ère préindustrielle), la biodiversité s’effondre (6ème extinction de masse), et des phénomènes extrêmes autrefois rares deviennent fréquents (méga-feux, sécheresses intenses, ouragans plus puissants, etc.).

Les scientifiques alertent depuis longtemps sur le risque d’effondrement partiel des conditions de vie si ces tendances se poursuivent.

Ce qui autrefois relevait de la science-fiction (famine climatique, villes inhabitables, migrations massives) pourrait devenir la réalité de la fin du XXIème siècle.

Malheureusement, certains effets se font déjà sentir dans la décennie 2020, avec des conséquences sociales et politiques inquiétantes, pouvant nourrir des dérives dystopiques : montée de l’écofascisme, déplacements forcés de populations, conflits pour l’accès aux ressources, instauration de régimes autoritaires justifiés par “l’urgence climatique”, etc.



Écofascisme : la radicalisation verte de l’extrême droite – Le terme “écofascisme” désigne l’idéologie qui mêle rhétorique écologiste et principes fascistes (autoritarisme, xénophobie, culte de la violence).

Bien qu’encore marginale, cette idéologie a gagné en visibilité ces dernières années, notamment chez certains extrémistes occidentaux.

L’idée centrale est que la surpopulation humaine et l’immigration sont les causes majeures de la crise écologique, et qu’il faudrait y remédier par des mesures radicales, allant de la fermeture totale des frontières à l’élimination physique de populations “indésirables”.

« Les écofascistes blâment l’effondrement environnemental sur la surpopulation, l’immigration et la surindustrialisation, et pensent résoudre en partie le problème par le meurtre de masse de réfugiés dans les pays occidentaux »
[82].

Ils prônent un retour à la “pureté” de la terre souvent associée à une race (par ex. préservation de la “Terre des blancs”) et considèrent que le remède aux maux de la planète passe par la violence et la dictature verte.

Naomi Klein résume l’écofascisme comme de « l’environnementalisme par le génocide »
[82].

Bien qu’aucun gouvernement ne se déclare ouvertement écofasciste, on voit poindre certains discours inquiétants : par exemple, en Europe, des partis d’extrême droite ont ajouté un vernis écologique à leur programme anti-immigrés, arguant que limiter l’accueil de populations venant d’Afrique ou d’Asie serait bon pour l’empreinte carbone du pays.

Certains extrémistes ont célébré les catastrophes climatiques en Afrique ou en Asie comme une “régulation naturelle” de la population mondiale.

Ce malthusianisme violent pourrait gagner en attrait si les crises climatiques s’aggravent et attisent les peurs de pénurie.

Dans un scénario dystopique, un pays en proie à la crise écologique pourrait tomber sous la coupe d’un régime militaro-vert prônant la loi martiale écologique et la suppression des “pollueurs” (qui pourraient être identifiés sur des critères ethniques ou sociaux).

Nous n’en sommes pas là, mais la vigilance s’impose car l’histoire montre que les périodes de crise profonde peuvent faire émerger des idéologies brutales se présentant comme salvatrices.



Déplacements forcés de populations : la crise des réfugiés climatiques – Le dérèglement climatique provoque déjà des migrations massives, principalement internes aux pays.

« En 2022, les catastrophes ont déclenché 32,6 millions de nouveaux déplacements internes, un chiffre record, dont 98% causés par des aléas météorologiques extrêmes (inondations, tempêtes, feux, sécheresses) »
[83].

Autrement dit, les catastrophes climatiques ont déplacé plus de personnes cette année-là que les conflits armés dans bien des régions. Par exemple, les inondations historiques de 2022 au Pakistan ont chassé de chez elles environ 8 millions de personnes temporairement ; les sécheresses à répétition en Somalie et au Kenya forcent des centaines de milliers de paysans et d’éleveurs à quitter leurs terres exsangues pour chercher de l’aide humanitaire ailleurs.

La plupart de ces déplacements se font à l’intérieur du pays (on trouve refuge dans une autre région moins touchée)
[83], mais certains franchissent les frontières – par exemple des habitants de petits États insulaires du Pacifique émigrent vers la Nouvelle-Zélande ou l’Australie face à la montée des eaux.

À plus long terme, des études de la Banque Mondiale estiment que, sans action climatique vigoureuse, il pourrait y avoir jusqu’à 216 millions de déplacés climatiques internes à l’horizon 2050 (Afrique sub-saharienne, Asie du Sud et Amérique latine étant les plus concernés).

La pression migratoire va donc augmenter, ce qui posera des défis d’accueil et de solidarité.

Dans un monde dystopique, on peut craindre que les pays riches choisissent la fermeture brutale plutôt que la solidarité, érigeant des murs non seulement contre les migrants de guerre mais aussi contre les “migrants du climat”.

Des scénarios de climate lockdown circulent déjà dans les sphères complotistes (affirmant que des gouvernements pourraient un jour confiner les populations pour diminuer les émissions carbone – hypothèse fantaisiste en l’état, mais révélatrice des angoisses sur les atteintes aux libertés sous prétexte climatique).



Plus concrètement, certains gouvernements ont réagi aux migrations par des politiques dures : par exemple, l’Union européenne a renforcé ses frontières extérieures ces dernières années, ce qui a conduit de nombreux réfugiés (qu’ils fuient guerre ou sécheresse) à rester bloqués dans des conditions misérables aux portes de l’Europe (pensons aux camps en Libye ou aux îles grecques).

Si demain le nombre de réfugiés climatiques explose, comment réagiront les nations relativement épargnées ? L’écofascisme pourrait consister à justifier moralement leur rejet ou leur élimination en prétendant protéger l’environnement local ou les ressources pour la population “de souche”.

On voit d’ailleurs des narratifs pointer : « nos pays ne peuvent accueillir toute la misère du monde, et de toute façon ces populations ont détruit leur environnement, qu’ils ne viennent pas détruire le nôtre », ce genre de rhétorique lie xénophobie et écologie de façon toxique.

Le risque est alors une fragmentation du monde en forteresses égoïstes, abandonnant des régions entières à la loi de la jungle. Ce serait une forme d’apartheid global.



Conflits liés au climat et à la raréfaction des ressources : Le changement climatique est qualifié de “multiplicateur de menaces” par les experts en sécurité[84].

Il agit en coulisse pour aggraver des tensions existantes – sur l’eau, la nourriture, les terres – et peut ainsi contribuer à déclencher des conflits.

Un exemple souvent cité est la guerre civile syrienne, précédée par la pire sécheresse de l’histoire moderne de la Syrie (2006-2010) qui a ruiné des millions d’agriculteurs, provoqué un exode rural massif vers les villes, et créé un terreau de mécontentement socio-économique venant s’ajouter aux facteurs politiques.

De même, dans la région du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad), la désertification et la variabilité accrue des pluies amplifient les conflits entre éleveurs nomades et agriculteurs sédentaires (pour l’accès à l’eau et aux pâturages), conflits que des groupes djihadistes instrumentalisent, menant à des violences ethniques.

Au Cameroun, « dans le nord en 2021, des ressources en eau de plus en plus rares (asséchées par le changement climatique) ont provoqué des affrontements entre pêcheurs et éleveurs, faisant des centaines de morts et poussant des dizaines de milliers de personnes à fuir au Tchad voisin »
[85][86].

Au Burkina Faso, les zones les plus arides et pauvres ont connu les pires attaques de groupes armés ces dernières années, l’ONU notant que la sécheresse et la pauvreté ont alimenté les tensions utilisées par les terroristes, causant d’immenses déplacements internes
[84].



À l’avenir, la question de l’eau sera cruciale : des fleuves transfrontaliers (Nil, Indus, Mékong, etc.) voient leur débit se modifier avec le climat, ce qui pourrait opposer les pays riverains (par ex. l’Égypte a menacé l’Éthiopie à cause du remplissage du méga-barrage sur le Nil Bleu).

De même, la fonte de l’Arctique ouvre des routes maritimes et des appétits sur les ressources, créant un risque de confrontation entre grandes puissances pour le contrôle de cette zone stratégique.

Si les gouvernements ne coopèrent pas face à ces défis, on craint un monde de “guerres climatiques” éclatées.

L’ONU multiplie les mises en garde sur le fait que le changement climatique accentue déjà les risques de conflit et que la paix et la sécurité internationales en seront de plus en plus affectées.

Éco-autoritarisme : une tentation dangereuse – Enfin, face à l’urgence climatique, certains intellectuels ont suggéré qu’un “autoritarisme bienveillant” pourrait mieux répondre qu’une démocratie “lente” aux enjeux (puisque des mesures impopulaires pourraient être imposées plus facilement).

La Chine est parfois citée, avec son modèle d’“autoritarisme environnemental” où le régime, du fait de son pouvoir centralisé, a pu déployer massivement des énergies renouvelables et prendre des mesures anti-pollution sans consulter la population
[87].

Toutefois, de nombreux chercheurs réfutent cette idée en notant que les démocraties performantes peuvent aussi très bien agir pour le climat et qu’au contraire les sociétés ouvertes génèrent plus facilement l’innovation et l’adhésion nécessaires
[88].

Néanmoins, on ne peut exclure qu’un jour, sous la pression d’événements extrêmes, des opinions publiques désespérées se tournent vers des “hommes forts” promettant de sauver la nation du chaos climatique par des mesures radicales.

Un régime pourrait alors, par exemple, rationner strictement l’énergie, interdire toute contestation sous motif d’“union sacrée climatique”, et surveiller les comportements individuels (via les compteurs intelligents, etc.) en pénalisant ceux qui émettent trop de CO₂.

On voit qu’on pourrait rejoindre d’autres dystopies précédentes : la surveillance de masse couplée à un discours moral écologique, la suspension des libertés au nom d’un “état d’urgence climatique” permanent.

Ce serait une perversion de la noble cause environnementale, mais l’histoire nous enseigne que de grands idéaux peuvent être dévoyés par des régimes autoritaires.

En conclusion de ce volet : L’effondrement environnemental n’est pas seulement un problème “écologique” – c’est un défi global aux sociétés humaines, susceptible d’aggraver les injustices, de provoquer violences et autoritarismes.

Sans action résolue, le futur pourrait cumuler crises climatiques et régressions politiques : des régions entières invivables engendrant des flux migratoires incontrôlés, des gouvernements élevant des murs et tirant sur les réfugiés, des factions se battant pour l’eau ou la terre fertile, et peut-être des dictateurs verts exploitant la situation pour asseoir leur pouvoir.

Ce tableau alarmant n’est pas une fatalité : chaque choix politique aujourd’hui (réduction des émissions, préparation solidaire aux impacts, renforcement du droit international de l’asile, etc.) peut éviter le pire.

Mais il faut en avoir conscience : laisser filer la crise écologique, c’est prendre le risque de basculer dans une “dystopie climatique” où la survie prime sur la liberté et où l’humanité se divise profondément entre nantis de zones préservées et damnés de zones sacrifiées.



Synthèse finale : convergences dystopiques et enjeux pour l’avenir

Au terme de cette analyse, un constat s’impose : plusieurs tendances dystopiques, autrefois indépendantes, convergent et se renforcent mutuellement dans le monde actuel.

Les avancées technologiques ont fourni aux États et aux pouvoirs en place des outils de contrôle total (surveillance numérique de masse, IA prédictive, manipulation de l’information) qui, mal encadrés, menacent gravement les libertés individuelles et la vie privée.

Parallèlement, les facteurs de déstabilisation globale – qu’ils soient politiques (montée des autoritarismes, affaiblissement des normes démocratiques), sociaux (inégalités croissantes, crispations identitaires) ou environnementaux (chocs climatiques, pandémies) – créent un terreau propice à l’acceptation de mesures autrefois impensables.

On voit se dessiner un monde où, dans de nombreux pays, les citoyens pourraient être à la fois surveillés, muselés et encadrés du berceau à la tombe.

Certaines populations subissent déjà une ingénierie sociale autoritaire : c’est le cas des Ouïghours en Chine (surveillance numérique + camps de “rééducation” + contrôle des naissances), des dissidents en Russie (bavure d’information + lois scélérates + prison), des femmes aux États-Unis dans certains États (retrait du droit à disposer de leur corps).

Ces dynamiques illustrent comment chaque domaine dystopique étudié se combine aux autres : la technologie sert les régimes autoritaires ; les crises (sanitaires, sécuritaires, environnementales) servent de prétexte pour grignoter les libertés civiles ; la désinformation affaiblit la capacité des peuples à résister aux dérives ; les inégalités technologiques ou biologiques (IA, génétique) risquent d’accentuer les clivages socio-politiques.

Cependant, il convient aussi de noter que ces tendances suscitent des réactions et contrepoids.

Jamais l’oppression n’a été aussi visible et dénoncée grâce aux médias indépendants et ONG transnationales (paradoxalement aidés par la technologie pour documenter les abus).

Des mouvements populaires continuent d’émerger pour défendre la démocratie, l’égalité, le climat – de la Biélorussie à la Birmanie, du Chili à l’Iran, de jeunes générations se mobilisent, souvent au péril de leur vie, pour éviter le futur sombre qu’on leur promet.

Sur le plan international, bien que les institutions soient affaiblies, il existe une prise de conscience des “biens communs” à protéger (par exemple, l’ONU discute d’un moratoire sur certaines armes autonomes, l’OMS d’un cadre pour la manipulation du génome humain, etc.).

Les tendances observées dans ce rapport montrent un glissement global vers moins de liberté et plus de contrôle, mais l’histoire n’est pas écrite d’avance.

La diffusion d’un modèle dystopique n’est pas inéluctable, elle peut être enrayée par une combinaison de vigilance citoyenne, de régulations intelligentes et de coopérations internationales sur les défis communs.



En guise de synthèse, on peut identifier quelques grandes dynamiques convergentes :



En définitive, si l’on ne devait retenir qu’une leçon de ce panorama, ce serait que les dérives dystopiques ne surgissent pas du jour au lendemain, mais avancent par étapes successives, souvent sous couvert de bonnes intentions (sécurité, santé, prospérité, protection de la nature, etc.).

Elles profitent de la peur et de l’indifférence.

Pour les contrer, il faut détecter les signes avant-coureurs et agir tant qu’il est encore temps – défendre la liberté d’informer, préserver l’État de droit, exiger la transparence algorithmique, combattre la désinformation par l’éducation, renforcer la coopération internationale sur la bioéthique et le climat.



L’époque actuelle est charnière : nous disposons d’outils technologiques et scientifiques formidables qui pourraient bâtir un monde quasi utopique (abondance, savoir partagé, démocratie participative éclairée), mais sans garde-fous ni sagesse, ces mêmes outils peuvent nous enfermer dans un cauchemar dystopique (contrôle total, ségrégations, violences).

Le destin n’est pas scellé ; il dépend des choix collectifs que l’humanité fera dans les années à venir.



En somme, le rapport entrevoit deux futurs contrastés.

L’un, si les tendances dystopiques se confirment, verrait une humanité hyper-contrôlée, divisée et apeurée, sacrifiant ses valeurs sous la férule de quelques-uns – un futur fait de Big Brothers, de Meilleurs des mondes parcellaires, et de Soleils verts pour les exclus.

L’autre, si nous réussissons à endiguer ces dérives, pourrait préserver et même approfondir la liberté, la dignité et la solidarité, en mettant la technologie et le pouvoir au service de tous.

Connaître ces dérives dystopiques avérées et en devenir, c’est déjà le premier pas pour éviter qu’elles ne deviennent notre seule réalité.

La vigilance et l’action éclairée sont les maîtres-mots pour qu’au lieu d’un âge des ténèbres orwellien, le XXIème siècle puisse encore rimer avec progrès humain partagé plutôt qu’avec dystopie accomplie.


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