Quand L'Europe Se Souvient De Ses Grèves
La grève du siècle belge de 1960-1961 et les mobilisations anti-austérité contemporaines
La “grève du siècle” belge de 1960-1961 contre l’austérité résonne étrangement avec les mobilisations européennes récentes face aux politiques de rigueur. En six semaines d’hiver, plus d’un million de Belges ont paralysé leur pays contre la “Loi unique” d’austérité, préfigurant les mouvements anti-austérité qui ont secoué l’Europe depuis 2008. Des ronds-points des Gilets jaunes aux places occupées par les Indignés, en passant par les grèves générales grecques, l’histoire se répète avec des variations instructives.
L’analyse de cette révolte sociale historique éclaire les mécanismes de résistance aux politiques d’austérité et questionne l’évolution des rapports de force entre gouvernements et mouvements populaires. Soixante-cinq ans après, les mêmes logiques économiques produisent des résistances similaires, mais dans des contextes politiques et technologiques transformés.
L’hiver de toutes les colères en Belgique
Une austérité née de la décolonisation
La Belgique de 1960 traverse une crise économique majeure amplifiée par l’indépendance brutale du Congo en juin. Cette colonie représentait une source importante de revenus : 22 milliards de francs perdus en 1958, 28 milliards en 1959. Face à l’explosion de la dette publique, le gouvernement de coalition CVP-Libéral dirigé par Gaston Eyskens présente le 4 novembre 1960 une “Loi unique” draconienne de 133 articles.
- 10 milliards de francs d’impôts supplémentaires (85% d’impôts indirects)
- Contrôle renforcé des allocations de chômage avec instauration d’un “état de besoin”
- Restrictions sur l’assurance maladie
- Gel des salaires publics
- Jusqu’à 50% de subventions aux investissements privés
Les mesures frappent directement les classes populaires tout en favorisant le capital privé, illustrant la logique redistributive classique de l’austérité : sacrifice public, profits privés.
André Renard et la résistance wallonne
André Renard, métallurgiste devenu dirigeant syndical, incarne la résistance à cette politique. Secrétaire général adjoint de la FGTB et président de la section Liège-Huy-Waremme, cet homme de 49 ans théorise les “réformes de structures” : nationalisations massives et contrôle démocratique des holdings financiers. Son “renardisme” mêle socialisme radical et conscience régionale wallonne face à une Flandre perçue comme conservatrice.
Le 16 décembre 1960, le vote au Comité national de la FGTB est serré : les partisans de la grève générale d’André Renard obtiennent 475.823 voix contre 496.487 à l’aile modérée flamande menée par Louis Major. Malgré cette défaite formelle, la base wallonne déclenchera la grève “spontanément” quatre jours plus tard.
Six semaines de paralysie nationale
Le 20 décembre 1960, la grève éclate par l’action de la CGSP (services publics) et s’étend immédiatement. Les chiffres témoignent de l’ampleur exceptionnelle du mouvement :
- 20 décembre : 33.000 grévistes (début)
- 28 décembre : 320.000 grévistes
- 29 décembre : 1 million de grévistes (pic du mouvement)
- 6 janvier 1961 : “Bataille de Liège” - 75 blessés, 2 morts
- 23 janvier 1961 : Fin de la grève - 150.000 grévistes reprennent le travail “poing levé”
La Wallonie se paralyse totalement tandis que la Flandre reste largement à l’écart, révélant les clivages communautaires naissants. La violence accompagne cette mobilisation historique : au total, la grève causera quatre décès, 2.000 arrestations et plus de 300 manifestations. Le gouvernement fait intervenir 3.000 soldats rapatriés d’Allemagne pour maintenir l’ordre.
Le tournant fédéraliste survient le 3 janvier avec le discours d’André Renard à Ivoz-Ramet devant 10.000 personnes :
“Le peuple wallon est mûr pour la bataille”
Cette première revendication explicite du fédéralisme transforme une grève sociale en mouvement politique majeur.
L’austérité européenne ressuscite les mêmes logiques
Déjà-vu économique à l’échelle continentale
L’Europe post-2008 reproduit avec une ampleur inédite les mécanismes d’austérité expérimentés en Belgique. La crise financière transformée en crise de dette souveraine utilise les mêmes justifications : restauration de la confiance des marchés, respect des équilibres budgétaires, modernisation compétitive des économies. La Troïka (Commission européenne, BCE, FMI) impose des programmes d’ajustement qui rappellent la Loi unique belge, mais à l’échelle de pays entiers.
- 20% du PIB d’ajustement budgétaire (2010-2013)
- -25% de PIB grec
- Chômage : de 7,5% à 27,9%
- Chômage des jeunes : 62%
L’Espagne, le Portugal et l’Irlande subissent des programmes similaires. Les multiplicateurs budgétaires, sous-estimés par les institutions internationales, amplifient les récessions : chaque euro d’austérité réduit le PIB de 0,9 à 1,7 euros au lieu des 0,5 euros prévus. Le FMI reconnaîtra en 2012 que les prévisions étaient “systématiquement trop optimistes”.
L’Europe des inégalités révélée par l’austérité
Comme en Belgique où l’austérité avait creusé le fossé Flandre-Wallonie, l’austérité européenne révèle et aggrave les inégalités territoriales. Les pays du Sud (GIIPS) portent l’essentiel de l’ajustement tandis que l’Allemagne maintient ses excédents commerciaux. Cette “dévaluation interne” imposée aux pays périphériques équivaut à un transfert de richesse massif vers les pays du Nord.
La différence fondamentale avec 1960 réside dans le contexte monétaire. La Belgique évoluait dans le système de Bretton Woods qui permettait des dévaluations. L’euro supprime cette soupape de sécurité : les pays ne peuvent plus dévaluer et doivent subir l’austérité comme seul mécanisme d’ajustement.
Nouvelles résistances, mêmes combats
De la grève générale aux places occupées
Les réponses sociales à l’austérité européenne révèlent une évolution des répertoires d’action collective tout en maintenant certaines continuités avec 1960-1961.
Grèce : 28 grèves générales (2010-2015) + occupation place Syntagma + assemblées citoyennes
Espagne : Mouvement 15M/Indignés → occupation Puerta del Sol → création de Podemos (2014)
France : Gilets jaunes (2018-2020) → mobilisation décentralisée sur ronds-points → 73-84% de soutien populaire
Syndicalisme en mutation
La comparaison avec 1960-1961 révèle une transformation profonde du syndicalisme européen. En Belgique, André Renard dirigeait de manière centralisée un mouvement ouvrier organisé dans des secteurs industriels concentrés. Les grèves contemporaines affrontent la fragmentation de l’emploi, la tertiarisation de l’économie, l’affaiblissement des taux de syndicalisation.
Les nouveaux mouvements contournent parfois les syndicats traditionnels (Gilets jaunes) ou s’y allient ponctuellement (Portugal avec la CGTP). Cette hybridation des formes de mobilisation témoigne d’une adaptation créative aux nouvelles conditions sociales et technologiques.
L’austérité produit ses propres fossoyeurs
Efficacité politique contrastée
L’évaluation de l’efficacité révèle un bilan contrasté :
- Chute du gouvernement Eyskens
- Élections anticipées
- Formation gouvernement de gauche (CVP-PSB)
- Amorce du processus fédéraliste
- Grèce : Syriza au pouvoir (2015) puis capitulation face aux créanciers
- Espagne : Podemos au gouvernement (2020) mais contraintes européennes renforcées
- France : Suspension taxe carburant et mesures sociales d’urgence (2018)
Le retour programmé de l’austérité
Les nouvelles règles budgétaires européennes entrées en vigueur en avril 2024 préparent un retour de l’austérité. Huit pays sont en procédure de déficit excessif, devant réduire leurs dépenses publiques. Les coupes budgétaires potentielles dépassent 100 milliards d’euros collectivement :
| Pays | Coupes potentielles (milliards €) |
|---|---|
| France | 26,1 |
| Italie | 25,4 |
| Espagne | 13,9 |
| Autres | 34,6 |
Les mêmes causes, les mêmes effets ?
Permanence des logiques économiques
L’analyse comparative révèle une remarquable permanence des justifications de l’austérité sur six décennies. En 1960 comme en 2008, les gouvernements invoquent la “confiance des marchés”, la “modernisation nécessaire”, le “redressement des comptes publics”. Cette continuité idéologique contraste avec l’accumulation de preuves empiriques contre l’efficacité économique de l’austérité.
Évolution des résistances sociales
1960-1961 : Grève générale centralisée, classe ouvrière concentrée, syndicats puissants
2008-2024 : Mobilisations fragmentées, emploi précaire, formes hybrides (grèves + occupations + numérique)
L’européanisation progressive des enjeux nécessiterait une coordination transnationale des résistances que les mouvements peinent encore à construire. Les “révolutions colorées” anti-austérité restent nationales malgré leurs inspirations réciproques.
Conclusion : L’histoire comme laboratoire du présent
Les grèves belges de 1960-1961 éclairent les mécanismes durables de la conflictualité sociale européenne. Soixante-cinq ans après, l’austérité produit les mêmes résistances avec des modalités adaptées aux nouvelles conditions. Cette permanence révèle l’inadéquation persistante entre logiques financières et besoins sociaux.
L’évolution des formes de mobilisation témoigne d’une capacité d’adaptation remarquable des sociétés européennes. La créativité organisationnelle contemporaine pourrait compenser partiellement l’affaiblissement des structures syndicales traditionnelles.
Face à l’austérité présentée comme inéluctable, la mobilisation sociale révèle l’existence d’alternatives et la possibilité de rapports de force favorables aux classes populaires. Cette leçon résonne encore aujourd’hui dans une Europe confrontée aux mêmes dilemmes fondamentaux.
Ressources complémentaires
Document de recherche complet avec sources détaillées et bibliographie académique.
Sources principales
Bibliographie sélective
- Archives syndicales : AMSAB-ISG (Gand), Archives FGTB
- Sources académiques :
- Gotovitch, José, La grève de l’hiver 1960-1961, Bruxelles, 1990
- Karyotis, G. & Rüdig, W., “The Three Waves of Anti-Austerity Protest in Greece”, Political Studies, 2018
- Sources contemporaines :
- Brinton, Maurice, Belgian General Strike Diary, Solidarity, 1961
- Documentation RTBF, La grève du siècle, archives audiovisuelles
À lire au complet
Article publié le 25 janvier 2025 | Dernière mise à jour : 25 janvier 2025