Empowerment Individuel Et Pouvoir D'agir Collectif Face À L'hégémonie Capitaliste Mondiale

Quand l’autonomie personnelle rencontre l’action collective : enjeux et perspectives

Introduction

Dans nos sociétés contemporaines, le discours sur l’« empowerment » – ce pouvoir d’agir individuel – semble omniprésent. Du coaching en entreprise aux mouvements sociaux, en passant par le développement personnel, chacun est invité à « prendre sa vie en main » et à « devenir acteur de son destin ». Mais cette injonction à l’autonomie individuelle suffit-elle à transformer le monde ? Et surtout, dans quelle mesure peut-elle être récupérée par le système qu’elle prétend parfois contester ?

Cet article explore les relations complexes entre empowerment individuel et pouvoir d’agir collectif dans le contexte de la mondialisation capitaliste. À travers une analyse théorique et des études de cas concrets, nous verrons comment l’autonomie personnelle peut soit nourrir des transformations sociales profondes, soit être neutralisée et instrumentalisée par l’ordre dominant.

📄 Télécharger le document PDF original /1160/publications/dossiers/empowerment/pouvoir.pdf

1. L’empowerment à l’épreuve du néolibéralisme

L’individu « entrepreneur de soi-même »

Le philosophe Michel Foucault avait anticipé dès les années 1970 comment le néolibéralisme transformerait notre rapport à nous-mêmes. Selon lui, ce système diffuse le modèle de l’entreprise à tous les aspects de la vie sociale, incitant chacun à se concevoir comme un « entrepreneur de soi-même ».

Cette logique produit un type d’individu particulier : efficace, responsable, rationnel, calculant ses intérêts et saisissant les opportunités du marché. En somme, un homo œconomicus qui reproduit le système capitaliste plutôt que de le contester.

Le sociologue Alain Ehrenberg a souligné le revers psychologique de cette injonction. Dans nos sociétés modernes, l’individu se trouve confronté à l’exigence infinie de se réaliser par lui-même. Cette « pathologie de l’autonomie » se manifeste par :

  • L’angoisse de ne pas être à la hauteur
  • Le sentiment d’échec personnel face aux difficultés
  • L’impuissance et la dépression
  • Un sentiment de « vide intérieur »

Cette autonomisation purement individuelle peut donc tourner à l’aliénation, si elle fait abstraction des conditions sociales et collectives de l’émancipation.

De l’émancipation à la récupération

Le concept d’empowerment est né dans les années 1960-70 au sein des mouvements sociaux (féministes, afro-américains, communautés locales) comme démarche d’émancipation. Il désignait alors un processus participatif par lequel des individus développent une conscience critique et acquièrent la capacité d’agir, à la fois personnelle et collective, en vue d’un changement social.

Comme le résume la chercheuse Marie-Hélène Bacqué, l’émancipation collective se construit simultanément à l’émancipation individuelle, débouchant sur une transformation des rapports sociaux.

Cependant, dès les années 1980, cette notion a été progressivement récupérée dans des cadres institutionnels, perdant souvent sa portée subversive :

Aux États-Unis : l’empowerment devient un discours d’« intégration par le marché » – être « empoweré » signifie simplement s’insérer comme travailleur et consommateur.

Dans les politiques publiques : le terme devient synonyme d’activation et de responsabilisation individuelles, réduit à un accompagnement personnalisé plutôt qu’à la construction de contre-pouvoirs collectifs.

En entreprise : la rhétorique managériale s’en empare pour promouvoir un individu autonome… au service de l’organisation.

2. Hégémonie culturelle et possibilités du collectif

La théorie gramscienne

Antonio Gramsci offre un cadre essentiel pour comprendre pourquoi l’action collective subversive est si difficile dans les sociétés capitalistes avancées. Sa notion d’hégémonie culturelle désigne la domination idéologique par laquelle la classe dirigeante fait accepter ses valeurs comme allant de soi.

Gramsci observait que la révolution prolétarienne ne s’était pas produite dans les pays industrialisés notamment parce que les travailleurs avaient intériorisé l’idéologie bourgeoise dominante. Au lieu de développer une conscience de classe solidaire, beaucoup ont cédé aux sirènes du nationalisme, du consumérisme et de la réussite personnelle.

Vers une « multitude » émancipatrice ?

Les penseurs contemporains Michael Hardt et Antonio Negri estiment que la mondialisation capitaliste s’accompagne d’une fragmentation des sujets classiques (classe ouvrière), mais aussi de l’émergence d’une multitude – ensemble des singularités coopérant à l’échelle globale.

Selon eux, la même force créatrice de la multitude qui alimente le capitalisme pourrait construire de façon autonome un contre-Empire, c’est-à-dire une alternative politique mondiale.

Judith Butler, réfléchissant sur les mouvements récents (Occupy, Black Lives Matter), insiste sur la dimension performative de l’action collective : rassembler des corps vulnérables dans l’espace public produit du pouvoir, en rendant visibles celles et ceux que l’ordre dominant exclut.

Elle rappelle ainsi qu’« il n’y a pas de je sans d’abord un nous », soulignant notre interdépendance fondamentale.

3. Études de cas : quand l’individuel rencontre le collectif

Les Zones À Défendre (ZAD)

Les ZAD illustrent parfaitement l’articulation entre autonomisation individuelle et pouvoir collectif subversif. Ces occupations territoriales, dont Notre-Dame-des-Landes fut l’exemple le plus emblématique, consistent à s’installer illégalement sur un territoire menacé par un projet imposé.

Sur le plan individuel, les zadistes développent :

  • Des compétences pratiques (construction, agriculture)
  • Une capacité d’auto-défense
  • Une autonomie vis-à-vis du système

Sur le plan collectif, ils créent :

  • Des habitats et cultures communes
  • Des prises de décision horizontales
  • Un contre-pouvoir territorial face à l’État et aux entreprises

La ZAD de Notre-Dame-des-Landes s’est définie comme une zone « anti-capitaliste et anti-autoritaire », expérimentant de nouvelles façons d’« habiter le territoire et de faire société ». Cette expérience a d’ailleurs permis de faire reculer le projet d’aéroport (abandonné par le gouvernement en 2018).

Mouvements indigènes et autonomies communautaires

À travers le monde, de nombreux peuples autochtones lient empowerment individuel, renouveau culturel et action collective contre le capitalisme néocolonial.

L’exemple zapatiste au Chiapas (Mexique) est emblématique. Depuis 1994, les communautés indigènes ont créé des municipalités autonomes rebelles, se gouvernant elles-mêmes selon leurs principes :

  • Décisions assembléaires
  • Coopératives agraires
  • Égalité de genre et d’ethnie
  • Principe du « commander en obéissant »

Chaque individu gagne en dignité et en capacités au sein d’une communauté qui pratique la démocratie directe. Cette autonomie rebelle a permis aux zapatistes de résister depuis des décennies et d’inspirer des mouvements mondiaux.

Mouvements féministes transnationaux

Le féminisme contemporain fournit un exemple éclatant de conversion d’expériences individuelles en puissance collective.

#MeToo (2017) a encouragé des millions de personnes à raconter publiquement leur expérience de harcèlement. Cet acte d’empowerment personnel – libérer sa parole, refuser la honte – a eu un effet d’entraînement collectif massif.

Ni Una Menos, né en Argentine en 2015 contre les féminicides, s’est propagé à travers l’Amérique latine. Le slogan articule explicitement le personnel et le collectif : « pas une de moins » clame que chaque femme compte (dimension individuelle) et que la société entière doit se mobiliser (dimension collective).

Ces mouvements montrent que le « privé est politique » : un processus d’autonomisation individuelle devient le point de départ d’une action collective structurée.

Coopératives numériques et travailleurs des plateformes

Dans l’économie numérique, l’articulation entre autonomisation et collectif prend des formes innovantes :

Les plateformes coopératives proposent des alternatives aux géants comme Uber ou Amazon, selon un modèle détenu et gouverné par les utilisateurs eux-mêmes. Par exemple :

  • CoopCycle (fédération de coopératives de livraison à vélo)
  • Smart (coopérative européenne de freelancers)
  • Fairbnb (location touristique équitable)

Les collectifs de travailleurs des plateformes tentent de s’organiser malgré l’individualisation de leur statut. Des livreurs initialement atomisés se regroupent via des syndicats informels (CLAP à Paris, Riders Union ailleurs) pour revendiquer des droits.

L’empowerment passe ici par le partage d’informations et l’entraide, transformant la vulnérabilité individuelle en force collective.

4. Les mécanismes de récupération capitaliste

Le coaching managérial : autonomie sous contrôle

Les entreprises ont largement intégré le vocabulaire de l’empowerment dans le management. Le coaching propose aux salariés un accompagnement pour développer leur potentiel, mais uniquement dans le cadre des objectifs de l’organisation.

Cette « responsabilisation forcée » efface la frontière entre contrainte et choix : le salarié estime avoir choisi d’être hyper-engagé, alors que tout l’y pousse. On obtient ainsi un individu entrepreneurial conformiste, qui s’évalue en permanence comme un capital à faire fructifier.

Le marché du développement personnel

L’industrie du développement personnel transforme l’épanouissement en marchandise. Le message central est : « Si tu n’es pas épanoui, change-toi toi-même ». Cela dépolitise les problèmes sociaux et renvoie l’individu à une responsabilité intégrale de son sort.

Cette « tyrannie du bonheur » forge des individus autocentrés, adaptables et consommants. La quête de sens devient un vaste marché de biens et services, perpétuant le mythe méritocratique.

L’entrepreneuriat social : la subversion édulcorée

La tendance à canaliser les élans contestataires vers des projets « start-up » compatible avec le marché constitue un mécanisme de récupération particulièrement insidieux.

La figure du « social-entrepreneur » est valorisée, mais le cadre même de la start-up impose des contraintes qui dépolitisent :

  • Recherche d’investisseurs et de rentabilité
  • Solutions technologiques à court terme
  • Évitement des questions structurelles conflictuelles

Cette individualisation de la démarche de changement social fragmente les énergies militantes en micro-initiatives peu coordonnées, laissant intactes les causes profondes des problèmes.

5. Conditions d’un pouvoir d’agir réellement subversif

Repolitiser l’empowerment individuel

Il s’agit de redonner à l’autonomie personnelle une lecture systémique, par :

  • L’éducation populaire
  • La critique idéologique
  • Le fait de nommer les structures (capitalisme, patriarcat, racisme)
  • La conscientisation qui lie développement de soi et compréhension du monde

Créer des espaces collectifs encapacitants

Des lieux où l’on fait l’apprentissage du pouvoir d’agir ensemble :

  • Syndicats, associations, coopératives
  • Assemblées citoyennes, zones autonomes
  • Communs numériques (forums libres, réseaux alternatifs)

Ces cadres permettent d’expérimenter la démocratie, la solidarité, le conflit constructif.

Maintenir une autonomie critique face au capital

Les mouvements subversifs doivent garder une distance vis-à-vis des financements et cadres imposés par le système qu’ils contestent. Préserver une forme d’extériorité au système dominant, c’est garder la capacité de le contester sur le fond.

Allier les luttes et articuler les échelles

Le capitalisme étant un système totalisant, un pouvoir d’agir subversif doit être capable de coalitions larges :

  • Reconnaissance d’objectifs communs entre mouvements
  • Convergences (écoféminisme, syndicats intégrant justice raciale…)
  • Articulation entre actions locales et imaginaire global
  • Internationalisme renouvelé

Conclusion : vers une « grande transformation » émancipatrice

Le véritable pouvoir subversif naît de la fusion du « je » insurgé et du « nous » solidaire. L’empowerment individuel n’est efficace contre l’hégémonie que lorsqu’il n’est plus seulement individuel.

Devenir autonome ne suffit pas – il faut mettre en commun nos autonomies pour construire une force historique capable de peser sur le cours du monde.

Cela implique de déjouer les pièges d’un capitalisme qui voudrait faire de chacun un entrepreneur isolé ou un consommateur de fausse émancipation. À rebours, il s’agit de faire de chaque personne une actrice consciente reliée aux autres dans un projet d’émancipation collective.

Des théories de Gramsci aux féministes contemporaines, en passant par les zadistes qui construisent concrètement le commun, tout converge vers l’importance du lien. Un pouvoir d’agir réellement subversif transformera la quête de soi en une quête de tous, ouvrant la voie à une nouvelle « grande transformation » émancipatrice face au capitalisme global.

Ce chemin est ardu et semé de récupérations, mais c’est sans doute la condition pour que l’espoir d’une société post-capitaliste ne soit pas qu’une utopie, mais une dynamique en marche.

6. Analyse critique : forces et limites de cette approche

Une grille de lecture pertinente mais incomplète

Le document que nous venons de synthétiser offre une analyse riche et nuancée des relations entre empowerment individuel et action collective. Sa principale force réside dans sa capacité à dépasser les faux dilemmes qui opposent souvent développement personnel et engagement politique.

Points forts de l’analyse :

L’approche dialectique proposée évite l’écueil de rejeter en bloc l’autonomisation individuelle sous prétexte qu’elle peut être récupérée. Au contraire, elle montre comment l’empowerment personnel peut devenir subversif s’il s’articule consciemment à une dimension collective.

La diversité des études de cas (ZAD, mouvements indigènes, féminisme, économie numérique) démontre que cette articulation empowerment individuel/collectif traverse les époques et les contextes, suggérant qu’elle constitue un enjeu structurel des sociétés contemporaines.

L’analyse des mécanismes de récupération capitaliste est particulièrement éclairante. Elle aide à comprendre pourquoi tant d’aspirations émancipatrices se retournent contre elles-mêmes, piégées par la logique du marché et l’individualisme concurrentiel.

Des angles morts à questionner

Cependant, certaines dimensions mériteraient d’être approfondies :

La question des échelles temporelles : Si l’analyse excelle à montrer les dynamiques contemporaines, elle dit peu sur les temporalités longues du changement social. Comment s’articulent les victoires ponctuelles (abandon de l’aéroport de NDDL) avec les transformations systémiques de long terme ?

Les contradictions internes aux mouvements : Les tensions entre empowerment individuel et discipline collective au sein des mouvements sont peu explorées. Comment gérer les ego, les leaderships informels, les différences de privilèges entre militants ?

La dimension psychologique : L’analyse reste largement sociologique et politique. Mais que nous apprennent la psychologie sociale et les neurosciences sur les conditions de passage de l’engagement individuel à l’action collective ?

Les limites géographiques : Les exemples puisent largement dans l’expérience occidentale ou latino-américaine. Qu’en est-il des mouvements en Asie, en Afrique, où les rapports individu/collectif peuvent prendre d’autres formes ?

Vers une écologie de l’empowerment

Une piste pour enrichir cette réflexion serait de développer une écologie de l’empowerment qui prendrait en compte :

  • Les conditions matérielles (accès aux ressources, temps disponible, sécurité économique)
  • Les réseaux de soutien (famille, amis, communautés)
  • Les imaginaires culturels disponibles (récits, modèles, utopies)
  • Les opportunités politiques (contexte, alliances possibles)

Cette approche systémique permettrait de mieux comprendre pourquoi certains contextes favorisent l’articulation empowerment individuel/collectif tandis que d’autres la freinent.

Un outil pour l’action

Malgré ces limites, ce travail constitue un outil précieux pour les acteurs de terrain. Il offre une grille de lecture pour évaluer les initiatives, identifier les risques de récupération et concevoir des stratégies plus robustes.

La typologie des “conditions d’un pouvoir d’agir subversif” fournit notamment des critères concrets pour orienter l’action militante et éviter les pièges de l’individualisme concurrentiel.


Document PDF intégré

Pour approfondir cette réflexion, consultez le document académique complet dans le visualiseur ci-dessous :

Navigation dans le PDF
  • Utilisez les flèches ← → pour naviguer entre les pages
  • Le bouton 🔍 permet de zoomer pour une meilleure lisibilité
  • L’icône 📥 en haut à droite permet de télécharger le document

Cet article s’appuie sur une recherche académique approfondie croisant théories critiques et analyses de mouvements sociaux contemporains. Notre analyse critique vise à ouvrir le débat plutôt qu’à clore la réflexion.

Pour aller plus loin
  • Consultez le document PDF complet ci-dessus pour accéder à toutes les références académiques
  • Explorez les liens vers les mouvements et initiatives mentionnés
  • Quelle est votre expérience de l’articulation entre développement personnel et engagement collectif ?
  • Participez au débat dans les commentaires ci-dessous
0%