L'article 11 De La DUDH Face À L'épreuve Du Réel : Quand Les Droits Universels S'arrêtent Aux Frontières

Tout a commencé par une question simple : « TL;DR de la DUDH ? »
La Déclaration universelle des droits humains (1948) compte 30 articles. Elle proclame que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».

Aujourd’hui, beaucoup préfèrent parler de droits humains plutôt que de « droits de l’homme », afin de marquer l’universalité du texte. Les femmes en sont évidemment incluses, mais leur expérience spécifique a nécessité des textes complémentaires (CEDAW, 1979).

L’article 11 de la Déclaration universelle des droits humains proclame la présomption d’innocence et l’interdiction de la rétroactivité pénale. Principes fondamentaux de la justice moderne, ils constituent théoriquement un rempart universel contre l’arbitraire. Mais que reste-t-il de ces garanties quand on examine leur application concrète aux migrants, aux manifestants ou aux populations surveillées ?

Que dit exactement l’article 11 ?

L’article 11 établit deux piliers de la justice moderne :

  • Présomption d’innocence : Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité soit légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées.

  • Non-rétroactivité : Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui, au moment où elles ont été commises, ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international.

Ces principes, codifiés en 1948, visent à protéger tout être humain contre l’arbitraire judiciaire et politique.

La violence administrative : quand l’État contourne ses propres principes

Le cas révélateur des centres fermés

La politique migratoire européenne illustre parfaitement comment l’article 11 peut être vidé de sa substance sans être formellement abrogé.

Mécanismes de contournement identifiés :

  • Criminalisation administrative : Être sans papiers devient un motif d’enfermement sans qu’aucun crime n’ait été commis
  • Présomption inversée : Les demandeurs d’asile sont présumés fraudeurs jusqu’à preuve du contraire
  • Procédures d’exception : Centres fermés éloignés, absence d’interprètes, délais raccourcis, accès restreint aux avocats
  • Rétroactivité de fait : Changements législatifs rendant illégale une situation auparavant tolérée

Continuités historiques : des colonies aux centres fermés

Cette logique d’exception n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans une continuité historique troublante :

Le Code de l’indigénat (1881-1946) instaurait déjà des sanctions administratives sans procès pour les populations colonisées d’Algérie. Les “indigènes” étaient soumis à des amendes, internements et déportations décidés par les administrateurs coloniaux, sans recours judiciaire.

Les camps de transit (1939-1945) internaient des populations entières - républicains espagnols, Juifs, Tsiganes - uniquement en raison de leur statut, avant même toute accusation criminelle.

Les centres fermés actuels reproduisent cette logique : espaces d’exception où la loi ordinaire ne s’applique pas, décrits par Giorgio Agamben comme des lieux où l’État suspend ses propres règles.

La surveillance généralisée : vers une présomption de culpabilité ?

L’érosion silencieuse des garanties

La révolution numérique a créé de nouveaux moyens de contourner l’article 11 :

Surveillance préventive : Algorithmes prédictifs, reconnaissance faciale, géolocalisation permanente transforment chaque citoyen en suspect potentiel.

Fichage généralisé : Plus de 60 fichiers de police en France, alimentés sans contrôle judiciaire systématique.

Justice prédictive : Évaluation algorithmique du “risque de récidive” influence les décisions de justice avant même le procès.

Le paradoxe de la sécurité préventive

Comment concilier prévention et présomption d’innocence ? Cette tension révèle une contradiction fondamentale :

  • Logique préventive : Anticiper les crimes suppose d’identifier des coupables avant les faits
  • Logique garantiste : La présomption d’innocence interdit de traiter quelqu’un comme un criminel sans condamnation

Résultat : La technologie permet de criminaliser des intentions, des associations, des profils - pas seulement des actes.

L’état d’urgence permanent : institutionnaliser l’exception

De l’exception à la règle

Depuis 2015, la France vit sous régime d’exception quasi-permanent :

2015-2017 : État d’urgence après les attentats 2017-2019 : Loi “renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme” (SILT) 2020-2022 : État d’urgence sanitaire 2023-aujourd’hui : Multiplication des lois “sécuritaires”

Conséquences concrètes :

  • Perquisitions sans autorisation judiciaire
  • Assignations à résidence sans procès
  • Dissolution d’associations par simple décret
  • Contrôles d’identité élargis

La banalisation de l’arbitraire

L’urgence justifie la suspension des garanties. Mais quand l’urgence devient permanente, l’exception devient la règle. L’article 11 ne disparaît pas formellement : il devient inapplicable dans les faits.

Justice de classe : l’égalité à géométrie variable

Deux poids, deux mesures

L’application de l’article 11 révèle des inégalités criantes selon la classe sociale :

Délinquance populaire Délinquance en col blanc
Comparution immédiate Instruction longue
Présomption de culpabilité Présomption de bonne foi
Prison ferme Sursis, travaux d’intérêt général
Médiatisation négative Silence médiatique

Exemples concrets :

  • Vol à l’étalage : Garde à vue immédiate, comparution rapide
  • Fraude fiscale : Négociations, arrangements, amendes

L’impunité structurelle

Certains crimes échappent systématiquement aux poursuites :

  • Violences policières : Enquêtes internes, non-lieu massifs
  • Crimes environnementaux : Amendes dérisoires, pas de prison ferme
  • Crimes économiques : Prescriptions, arrangements amiables

L’international : géopolitique de la justice

Universalité proclamée, application sélective

L’article 11 prétend à l’universalité, mais la justice internationale révèle d’autres logiques :

Cour pénale internationale (CPI) :

  • 13 situations sur 17 concernent l’Afrique
  • Aucun dirigeant occidental poursuivi
  • États-Unis et Israël refusent la compétence

Justice universelle :

  • Pinochet arrêté à Londres (1998)
  • Bush, Blair, Netanyahu jamais inquiétés
  • Principe appliqué selon les rapports de force

Résistances et réappropriations citoyennes

Réactiver la promesse universelle

Face à ces détournements, des mouvements réactivent l’exigence de l’article 11 :

Observatoires citoyens :

  • Surveillance des violences policières
  • Documentation des violations en centres fermés
  • Monitoring des procès politiques

Solidarité pratique :

  • Aide juridique aux sans-papiers
  • Soutien aux lanceurs d’alerte
  • Réseaux de défense des libertés

Innovation juridique :

  • Tribunaux populaires
  • Class actions citoyennes
  • Droit à la désobéissance civile

Vers une justice véritablement universelle ?

L’article 11 reste un horizon d’émancipation, à condition de :

  • Démocratiser la justice : Égalité réelle devant la loi
  • Limiter les exceptions : Encadrer strictement les régimes d’urgence
  • Universaliser l’application : Étendre les garanties à tous, y compris aux non-nationaux
  • Contrôler la surveillance : Soumettre la technologie au droit, pas l’inverse

Conclusion : l’universel face aux logiques d’exception

L’article 11 révèle les contradictions profondes de nos démocraties libérales. Proclamant l’universalité des droits, elles créent simultanément les conditions de leur suspension sélective. Migrants, pauvres, contestataires, populations racisées : autant de catégories pour qui la présomption d’innocence reste largement théorique.

Cette contradiction n’est pas un dysfonctionnement mais une caractéristique structurelle. Elle révèle que l’universalité des droits humains reste un projet à construire, pas un acquis à préserver.

La critique de l’application actuelle de l’article 11 ne vise pas à l’affaiblir mais à en radicaliser l’exigence : faire du principe universel une réalité pour tous, sans exception. Car c’est précisément quand un droit s’applique aux plus vulnérables qu’il devient véritablement universel.

Quelques enjeux sociétaux liés à l’article 11

La tension entre principe et réalité ne concerne pas que les migrants. On retrouve ce problème dans d’autres domaines :

Sujet sociétal Lien avec l’article 11 Enjeux actuels
Migrants et centres fermés Détention sans crime, présomption de fraude. Centres fermés, pushbacks, absence de droits.
Surveillance de masse Suspicion généralisée. Reconnaissance faciale, fichiers policiers, algorithmes prédictifs.
Manifestations sociales Arrestations préventives. Lois « anti-casseurs », répression écologiste ou syndicale.
Discriminations policières Présomption ciblée. Contrôles au faciès, violences policières.
Cybercriminalité Rétroactivité de fait. Criminalisation du hacking éthique, sanctions disproportionnées.
Précarité et justice sociale Justice à deux vitesses. Petits délits vs délits financiers.
Terrorisme et état d’urgence Suspension des garanties. Détention préventive, perquisitions sans juge.
Justice internationale Application sélective. Crimes de guerre jugés ou ignorés selon les rapports de force.
0%